(Extrait du roman "Le guerrier maudit")
Birkam n’avait plus qu’une idée en tête, se sortir du guêpier dans lequel il s’était fourré. Cela devenait une habitude chez lui. Chaque fois qu’il partait à la chasse aux kemlals, il manquait se
faire tuer ou du moins se faire salement amocher, comme en témoignaient les nombreuses cicatrices qui lui zébraient le corps.
La plus « belle » était celle de sa première chasse, sans doute due à son inexpérience mêlée à l’excitation de son jeune âge. Elle zigzaguait sur son torse, partant du mamelon gauche au ras de
son nombril, sur la largeur d’un pouce.
Ce matin-là, en plus de trois côtes cassées, il avait perdu beaucoup de sang et si Ezmira la sorcière ne s’était pas trouvée dans les parages, il y aurait aussi perdu la vie.
Il venait d’avoir 13 ans. Dans la tribu des Walimy, cela signifiait qu’il était en âge de passer les trois épreuves qui le rendraient adulte et feraient de lui un guerrier.
La première était celle du feu. Marcher sur des braises ardentes était déjà un art délicat, mais quand celles-ci surplombaient une falaise d’une centaine de mètres de haut, cela devenait
carrément suicidaire.
Beaucoup avaient péri dans cet exercice avant lui, notamment Helguen son meilleur ami, l’année précédente. Lorsqu’il l’avait vu à mi-chemin de sa course basculer dans l’abîme, hurlant sa peur et
sa souffrance, il s’était juré de réussir l’épreuve, pour lui.
Mais le moment venu, il lui avait fallu rassembler bien plus de courage qu’il ne l’aurait cru, et acquérir une concentration hors du commun, rythmée par les sons caverneux et répétitifs des
tamtams.
Birkam ne saurait jamais que sans les couches de pâte molle issue du Sotys, l’arbre du froid, que sa mère lui avait passé chaque nuit plusieurs semaines auparavant, il n’aurait sans doute jamais
réussi cet exploit.
Terrifiées autant qu’indignées à l’idée de perdre leur fils, nombre de mères enfreignaient la loi barbare qui interdisait toute aide extérieure. Helguen, lui, n’avait pas eu cette chance, sa mère
était morte en le mettant au monde.
Blotti derrière son rocher, recroquevillé dans une cavité si réduite que son nez en touchait ses genoux, il se remémorait cette journée, y cherchant une solution qui l’aiderait peut être à se
sortir de la situation présente.
En vain.
Aïe !!
Un kemlal venait de lui gifler le haut du crâne de sa queue longue et fourchue. Cet animal, guère plus gros qu’un mouton, n’en était toutefois pas moins redoutable. Le corps puissant recouvert
d’écailles tranchantes et les griffes acérées aux extrémités de ses pattes avant rendaient la bataille difficile, voire inégale au regard du petit couteau à lame de silex, seule arme dont
disposait Birkam ce jour-là.
Le jeune homme tenta de se frotter la tête mais sa position l’en empêcha. Ses deux mains coincées sous ses pieds, il pouvait tout juste espérer se gratter un orteil ou deux si le besoin s’en
faisait sentir.
-J’en ai plus que marre de ces bestioles… maugréa-t-il entre ses dents.
Par-dessous un genou, il réussit à entrevoir le kemlal qui venait de le gifler impunément. Son faciès allongé et ses dents aussi jaunes que pointues semblaient le narguer dans un sourire
moqueur.
« -Il faut que je trouve un moyen, je ne peux pas rester là une éternité !! »
L’orifice de la grotte était trop étroit pour que l’animal puisse l’atteindre avec un autre membre que sa queue.
Au risque de recevoir une nouvelle baffe, il referma les yeux tenta autant que faire se peut de faire le vide dans son esprit, se concentrant uniquement sur un sens : l’ouïe.
Il y parvint un court instant, assez longtemps cependant pour remarquer que les grouillements sourds avaient cessé. Sans doute lassés par cette proie inabordable, les congénères du kemlal s’en
étaient allés chasser ailleurs. Du moins l’espérait-il…
Il rouvrit les yeux pour constater que le dernier encore en course était couché ventre à terre et le regardait fixement.
Ses trois petits yeux minuscules, arrondis et démunis de paupière ne cessaient de bouger en tous sens. Chacun d’eux avait une couleur différente. L’œil de gauche, rouge flamboyant, permettait à
l’animal de détecter toute forme de vie dans un rayon de plusieurs kilomètres. Celui de droite, vert émeraude, lui indiquait tout individu mort dans un même rayon. Au centre, avec sa pupille
jaune barrée d’un éclair noir, ce dernier lui permettrait de lire à travers vous, de deviner vos pensées, d’anticiper vos réactions imminentes si vous le regardiez en face. Transpercer cet organe
était le seul moyen de le tuer.
Birkam s’engourdissait de plus en plus. Le visage toujours plaqué sur les genoux, il parvenait de moins en moins à respirer dans cet espace confiné.
« -Il faut que je me sorte de là, persistait-il à penser. » Mais son cerveau en ébullition mêlé à son instinct de survie ne trouvaient aucune solution satisfaisante malgré les distances
incroyables que parcouraient ses neurones à cet instant. Las de cette condition, il risqua un nouveau coup d’œil extérieur, histoire d’analyser une fois de plus la situation.
L’animal, à présent assis sur son postérieur, semblait attendre patiemment la suite des évènements. Birkam soupira. Tenant fermement son couteau dans une main, il fixa le torse de l’animal.
-Si son torse est là, pensa-t-il en lui-même, son œil central doit être, environ, ici… si je me laisse tomber sur le côté et si une fois dehors je lève le bras gauche assez haut et si je vise
bien, je devrais pouvoir l’atteindre… Cela faisait beaucoup de « si » et Birkam savait qu’il n’avait pas droit à l’erreur sans quoi, d’un seul coup de griffe ou de dents, le kemlal l’achèverait
illico.
L’arme était dans la bonne main, c’était déjà çà… mais tout son bras commençait sérieusement à s’engourdir ! Il allait devoir faire très vite.
Il repassa une dernière fois le film de son plan dans sa tête et, sans plus tergiverser, rassembla tout son courage et bascula sur le flanc droit hors de sa cachette.
A peine sorti du trou caverneux, il lança son bras en l’air comme prévu. Mais il ne rencontra que le vide et une peur indicible l’envahit aussitôt. D’un bond, il se mit sur ses jambes et fouetta
plusieurs fois l’air de son poignard, se protégeant le visage de l’autre bras. Toujours rien. Pas de cible, pas de sang qui gicle ni de cris perçants. Rien. Le néant le plus total. Interloqué, il
baissa son bras de garde, le couteau toujours suspendu dans les airs et regarda autour de lui. Le kemlal avait disparu. Tous les kemlals avaient disparu. Partis, volatilisés.
Dérouté et toujours sur ses gardes, il fronça les sourcils, ses yeux scrutant l’horizon et l’ouïe à l’affût du moindre bruit. Rien. Il était seul…
Il se toucha le crâne du bout des doigts. Un peu de sang poisseux collait ses cheveux bruns et un mal de tête lui tambourinait le cerveau et les tempes.
« Foutues bestioles ! » Grogna-t-il à nouveau.
Cependant, quelque chose clochait. Il le sentait, mais ne parvenait pas à déterminer quoi. Il regarda encore autour de lui. Au nord, le vallon verdoyant s’étendait à perte de vue. À l’ouest et à
l’est, la forêt, dense et impénétrable. Derrière lui, la montagne rocheuse et se nombreuses cavernes abritant les rapaces à la saison des amours. Tout semblait normal… Et pourtant, il ressentait
un étrange malaise.
C’est alors qu’il comprit ce qui clochait dans ce paysage enchanteur. Le silence ! Aucun bruit ne parvenait à ses tympans. Ni bruissement de feuillage, ni craquement de branche ou pépiement
d’oiseau, pas même le battement des ailes d’une mouche si tant est qu’il pût l’entendre. Tout semblait figé comme s’il s’était retrouvé dans un décor de cinéma à l’heure de la pause déjeuner.
Regardant une dernière fois autour de lui, sceptique, il prit le sentier de terre qui jalonnait à l’est. Il avançait prudemment, levant parfois les yeux au ciel dans l’espoir d’y apercevoir un
volatile, ou les abaissant au ras du sol pour y découvrir d’éventuelles empreintes. En vain. Il se décida alors à pénétrer dans l’épaisse forêt et tendit à nouveau l’oreille. Toujours rien !
"Qu’est ce qu’il se passe ici ?" se demanda-t-il, à moitié rassuré.
A peine s’était–il posé clairement la question qu’un grognement sourd attira son attention. Il stoppa net sa marche et attendit un second grognement pour mieux en localiser la provenance.
Celui-ci ne se fit pas attendre. La source était environ à cinquante mètres sur sa droite jugea-t-il.
Lentement, il bifurqua dans cette direction et s’approcha délicatement, prenant bien soin de ne pas briser une branche de bois mort sous ses pas. Un vent léger lui faisait face menant à présent
une ignoble puanteur à ses narines. Il avança encore de quelques mètres et bien qu’il pensa se trouver au bon endroit, il ne voyait toujours rien. Le remugle était toujours là mais les
grognements avaient cessé. Les arbres, hauts, puissants, et pour certains plusieurs fois centenaires pouvaient fort bien dissimuler la « chose »…
Birkam se blottit derrière l’un d’eux et se remit à cogiter. Le soleil commençait à décliner. Il n’allait pas tarder à faire nuit et il était encore loin du village. C’est alors qu’il senti
quelque chose lui tapoter l’épaule.
Ploc… Ploc…
Doucement, il tourna la tête. Une petite tache rouge et noire marquait son habit de peau et de chanvre tressé. Lentement, très lentement, il releva la tête et ce qu’il découvrit alors le tétanisa
d’effroi et de dégoût.