Extrait d'un récit moyenâgeux, "Le vengeur qui ne savait pas"
Il avançait, appuyé sur son épieu-béquille, courbé sous le poids des deux énormes jambons et du sac de viande à moitié fumés. Il se sentait un peu fatigué, comme on
l'est toujours après une longue marche, mais avait bien moins mal qu'il ne l'avait craint quand il s'était mis en route dans la matinée. Il se remémora les journées précédentes, un peu fâché
d'avoir quitté si vite son terrain de chasse... Non, c'était la décision la plus sage. Elle n'était pas si loin, sa rude journée de l'avant-veille, où il avait failli mourir.
Il était revenu auprès de la carcasse du sanglier après avoir lavé sa plaie dans l'eau glacée. Pourquoi ce second évanouissement ? Il devait en démêler les causes.
Plus que la douleur, c’était la faim. Il avait perdu trop de sang. Seule la bonne viande gorgée de sa vigueur sauvage lui rendrait ses forces. Sortant son frottoir, il avait enflammé un petit
bûcher et fait griller un beau morceau juteux avant de le dévorer à moitié cru, tant l'appétit lui tordait les entrailles. Aussitôt après, il s'était endormi, serrant sa proie contre lui comme
une femme aimée, laissant le feu s'éteindre.
Au matin, bien restauré, reposé, il avait monté une broche pour y cuire d'abord, y fumer ensuite, les meilleures parts du solitaire. C'était bon de voir sa chair
brunir sous l'ardeur du brasier. Le sain en suintait, coulait des cuissots, dégouttait dans les flammes, y brûlait. Son grésillement discret parlait plus au ventre qu'à l'oreille.
Il avait rassemblé près de lui, en un grand tas, les feuilles jonchant le sol. Il avait pris soin d'écarter celles dont la fumée gâcherait la viande. Il n'en avait
pas eu assez. Il avait continué à marcher et à en ramasser, jusqu'à être satisfait de la taille de la pile. Il devait soumettre la chair prompte à se corrompre à un fumage rapide. Il l'avait
commencé sans tarder. Cette opération l'avait occupé jusqu'au soir. Il était loin d'en être satisfait. Ainsi traitée, elle se conserverait une demi-lune au plus... assez pour retourner au
village, et à son ennui. Avec quel plaisir, sinon, serait-il resté jusqu'à la chute des dernières feuilles. Il était allé dormir. Il se lèverait tôt le lendemain si la douleur ne le reprenait, le
tenant éveillé une partie de la nuit.
Il n'avait pas souffert. À son réveil, le soleil était déjà haut. Cela faisait un moment qu'il marchait, sifflotant et soliloquant pour se donner du cœur au ventre.
La seule perspective de revoir son village n'aurait suffit à pousser ses pas.
Il ralentit. Quel était son probable avenir ? De ce monde qu'il rêvait de fouler, il ne verrait jamais qu'un petit carré de terres, du puy aux aulnes jusqu'aux
bosquets autour de son village. En fait de prouesses, ses plus nobles seraient la mise à mort de sangliers ou de vieux loups mités. Rien de digne ne l'attendait ! Il végéterait toute sa vie,
comme son clan, sans exploits à accomplir, sans l'espoir d'être un jour célébré, ou honni, mais au moins, dans le bien, dans le mal, que son nom soit grand !
C'était son destin, déjà tout tracé. Il devrait s'y résigner, commencer à s'y habituer. Seul un cataclysme pourrait en<script type="text/javascript">
</script> briser la ligne.