• Analyse de texte : "Aline" de Christophe

    Cette analyse de texte se situe en droite ligne de l’article précédent consacré à « Hélène » du barde canadien sur patins, Roch Voisine.
    Et si le prénom change, il s’agit là encore d’un cri d’amour désespéré et poignant jeté en pâture à l’auditeur égaré, tout à la fois confident et succédané occasionnel de l’être fraîchement disparu. Une magistrale leçon d’écriture au service des sentiments les plus purs.

     

     

     

    En 1965, Christophe, jeune éphèbe blond et moustachu lance un cri déchirant à la face de la France gaullienne, trop affairée à acquérir machine à laver et autre moulin à café électrique pour s’imbiber des fulgurances poétiques qui transcendent le texte.
    Au mieux, « Aline » servira à ses débuts de prétexte ambulatoire aux couples d’adolescents rougeauds tentés par le stupre estival en bord de plage, au pire elle épaulera des années plus tard les réminiscences nostalgiques de bandes de quadras chauves et siliconés (selon le sexe) en offrant à leur gorge parcheminée par la cigarette et le whisky coca un refrain facile à se remémorer avec 3,5 g d’alcool dans le sang.
    Il était donc grand temps de rendre justice à cette chanson dont l’écoute, 42 ans plus tard, ne laisse de nous interloquer par la richesse de sa profondeur, à moins que ce ne soit le contraire.

     

      L’histoire, contée à la première personne, laisse à supposer que Christophe lui-même s’adresse à l’auditeur en lui confiant ses déboires.  

     

    J'avais dessiné sur le sable
    Son doux visage qui me souriait

     

    Imaginons la scène : le chanteur, la moustache pleine de sable doré, nonchalamment accroupi, dessine un visage avec un bâton qu’il a sans doute trouvé dans les dunes, là où en général les gens accomplissent les divers besoins que la nature leur impose. Il n’a pas encore précisé l’objet de ce portrait, mais on se doute bien qu’il ne s’agit pas d’un ornithorynque (d’autant qu’un ornithorynque, étant donné la configuration de son orifice buccal, a beaucoup de mal à sourire). Cela dit, nous ignorons si vous avez déjà essayé de dessiner sur le sable un doux visage qui vous souriait, mais sachez que si d’aventure vous tentiez l’expérience, la chose qui en résulterait aurait bien peu de chance de vous soutirer la moindre émotion – si ce n’est un rire nerveux. Aussi il semblerait que Christophe soit un artiste, un vrai, une sorte de Caravage du sable mouillé, ou alors qu’il a plus simplement besoin d’une bonne paire de lunettes. Mais laissons de côté ces considérations futiles, car le drame s’annonce…

     

    Puis il a plu sur cette plage
    Dans cet orage, elle a disparu

     

    Oui, déjà, en 1965, les étés étaient pourris, et on ne pouvait vraiment pas faire confiance à Météo France. Notre ami en fait l’amère expérience, et c’est avec les yeux emplis d’horreur qu’il voit l’œuvre d’une vie disparaître sous l’effet d’une pluie aussi dévastatrice que cruelle.

     

    Les amis du vérisme feront sans doute remarquer qu’il aurait été plus simple et sans doute plus crédible que le doux visage disparaisse sous l’effet de la marrée montante.Il est vrai que le réalisme y aurait gagné en intensité. Mais au détriment de l’expression poétique, car la marée, on le sait bien, évoque plus sûrement les odeurs de moules avariées mêlées aux visions déprimantes de vieilles tongs orphelines flottants sur l’écume douteuse que le doux visage d’un amour perdu. Sans compter que Christophe, en laissant bêtement recouvrir sa création par l’eau montante comme un vulgaire gamin de 5 ans avec son château de sable, serait sans doute passé pour un imbécile aux yeux de son auditoire. Ce Christophe est vraiment trop fort !

     

    Mais poursuivons…  

     

    Et j'ai crié, crié, Aline, pour qu'elle revienne 

     

    Le poète fou de douleur ne tient plus ses nerfs et nous assistons à ce que les médecins psychiatres appellent « un pétage de plomb en direct ».

     

    Loin d’imaginer le pathétique de la situation, le chanteur imagine qu’en criant un prénom féminin choisi au hasard, son dessin va se reformer comme par enchantement. C’est évidemment une regrettable erreur d’appréciation, sans doute redevable aux 5 Gins-Martini qu’il s’est envoyés peu de temps auparavant au bar de la plage.
     
    Et j'ai pleuré, pleuré, oh! j'avais trop de peine
     
    Là on pourrait penser que notre ami Christophe manque un peu de dignité. Et on aura raison : c’est un véritable comportement de lopette. Espérons seulement qu’un maître nageur ne se trouvait pas dans les parages à observer la scène, sinon on n’ose imaginer le calvaire qui fut celui du chanteur pendant le reste de ses vacances (les maîtres-nageurs sont très cancaniers).
     
    Je me suis assis près de son âme
    Mais la belle dame s'était enfuie
     
    Là, Christophe a totalement lâché prise avec le réel. Refusant l’évidence, il préfère imaginer que sa création s’est enfuie à toute jambe. S’il avait su garder son sang-froid, notre ami aurait compris qu’un doux visage dessiné dans le sable avec un bâton n’a pas de jambes et qu’il lui est donc par conséquent impossible de s’échapper. (Et quand bien même elle aurait des jambes, permettez-moi de vous dire que la mobilité reste très limitée si elles sont en sable).
     
    Je l'ai cherchée sans plus y croire
    Et sans un espoir, pour me guider
     
    Nous apprenons où Christophe a passé le reste de ses vacances : sur la plage, occupé à marmonner des paroles incompréhensibles tout en errant sans logique apparente, les jambes lourdes et les bras ballants. C’est une scène particulièrement déchirante, surtout si l’on considère le prix exorbitant des locations saisonnières.
     
    Et j'ai crié, crié, Aline, pour qu'elle revienne
    Et j'ai pleuré, pleuré, oh! j'avais trop de peine
     
    Parfois, pour varier les plaisirs monotones que procure une marche sans but sur une plage déserte sans rencontrer l’ombre d’un vendeur de chichi, Christophe se remet à crier, puis à pleurer, parfois les deux en même temps.
     
    Je n'ai gardé que ce doux visage
    Comme une épave sur le sable mouillé
     
    On sent que notre ami est enfin sur le chemin de la rémission et qu’il reprend un peu du poil de la bête : certes le visage reste doux, mais c’est une épave ! Par l’entremise d’un subtil glissement sémantique, le transfert s’opère doucement entre l’objet de tous les amours et l’indifférence un tantinet dégoûtée. L’auditeur se surprend à nourrir quelque espoir concernant notre ami : un retour à la vie normale, ou pour le moins un retour sur la route goudronnée qui mène au centre-ville. Peut-être même pourra-t-il récupérer une partie du loyer de sa location, il n’est pas encore trop tard…
     
    Hélas, les deux derniers vers, récurrente litanie monomaniaque, mettent un terme définitif et cruel à nos espoirs :
     
    Et j'ai crié, crié, Aline, pour qu'elle revienne
    Et j'ai pleuré, pleuré, oh! j'avais trop de peine

     

     

     

    Christophe : "On m'y reprendra 
    pas à dessiner des trucs sur le sable"

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 18 Juin 2008 à 17:01
    tico
    Aloysius! Non mais! Je vous y prend à copier! C'est pas sympa, ça. Je sais très bien que cette analyse existe sur le blog de la philotropie, tenue par le Grand Maître Philotrope (dont j'ai oublié le nom). Je n'eût cru capable de cela un homme de votre envergure. Fi! Déjà vous subtilisez grossièrement le concept (les philotropes analysaient déjà des chansons bien avant votre naissance), puis vous remplissez votre blog avec un texte d'autrui! Honte à vous! J'espère que vous vous excuserez auprès du Grand Maître Philotrope.
    2
    Mercredi 18 Juin 2008 à 18:30
    stef
    je n'avais jamais envisagé ce morceau sous cet angle, mais maintenant que vous le dites...
    3
    Mercredi 18 Juin 2008 à 18:49
    Marie
    Cher Aloysius, j'aime bien ce principe de série. Après Hélène et Aline, je vous suggère un commentaire composé de Gabrielle, Céline, Angie etc.
    4
    Mercredi 18 Juin 2008 à 21:21
    Aude
    Il parait qu'il s'est consolé avec Hélène plus tard.
    5
    Jeudi 19 Juin 2008 à 09:31
    Justin Hurle
    Le Philotrope Aloysius se fatigue on dirait... Faut s'renouveler mon vieux !
    6
    Jeudi 19 Juin 2008 à 23:34
    Pffftt...
    24. dessiner sur le sable un doux visage qui me sourirait et plutôt que la marée, l'orage...bon dako, faisabilité pour été 2008: néant. Les médecins psychiatres (même en 65, même à propos de Christophe) disent-ils "pétage de plomb en direct"? 25. demander au directeur médical demain quel est le terme exact en ce qui concerne la pathologie psychiatrique d'un Christophe abandonné par une Aline dont la tronche d'ornithorynque serait dessinée à même le sable et en informer directement le professeur de ce blog afin qu'il soit parfaitement crédible. 26. écrire au même auteur de ce trés bon billet-ci : mdr, tellement ptdr que voui j'm'en roule dans le sable et du coup j'efface la tronche de cette vieille Aline...pauv' sourire dans le sable...mais l'été s'annonce caniculaire, donc je remplace l'orage. 27. souhaiter de bonne vacances à ceux qui auraient cette chance: "bonnes vacances! et biz aux maitres nageurs cancaniers" (v'z'êtes sûr ke ça cancanne un maitre nageur?)
    7
    Mercredi 2 Juillet 2008 à 13:48
    la marquise de sade
    "Je n'ai gardé que ce doux visage Comme une épave sur le sable mouillé" Et encore une épave échouée sur nos belles côtes. Déjà que les oiseaux mazoutés n'en peuvent plus, si en plus ils doivent se taper les gribouillis des amoureux déçus... Secourons les espèces menacées par les chansons de Christophe !
    8
    Tiffany
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:09
    Tiffany
    Bravo, vous avez réussi à me faire pleurer de rire. Merci !
    9
    emma
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:09
    emma
    ce texte est vraiment très drôle, félicitations! de plus, cela doit faire une semaine qu'on s'est moqué de moi car je ne connaissais pas cette chanson. eh bien, maintenant je sais que ce n'était pas une grande lacune dans ma culture musicale!
    10
    Genma
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:09
    Genma
    Je rêve ! Je n'en crois pas mes yeux ! C'est un mirage ! Un revenant, c'est impossible, je... Il... Est là... Parmi nous... Le moustachu ! Je suis sûr que vous êtes nombreux à regarder le magnifique concert donné au champ de mars avec l'argent du contribuable, et que vous êtes scotchés devant votre écran, en ce moment même, et que vous le voyez ! Depuis que j'ai lu cet article, c'est-à-dire avant-hier, j'ai apprit l'existence de cet homme, et je suis fan! Et là--c'est incroyable mes amis--je le vois, je l'ai tout de suite reconnu (grâce à la moustache et à ses yeux délavés par trop de larmes, il revenait probablement de ses vacances à la mer...) BOn au départ je ne comptais pas regarder ce concert, mais maintenant... Ahhhh, que d'émotions... Bon je vous laisse, j'ai déjà raté la moitié de sa chanson, c'est pas possible, naaaan ! (C'est Lourdes j'vous dis, c'est...) Enfin bon : Merci pour ces articles hilarants, M.Chabossot (je ne me suis pas risqué à tenter d'écrire votre prénom, qui a, reconnaissez-le, "une orthographe décourageante") Merci ^^
    11
    carole
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:09
    carole
    J'ai un collègue qui se prénomme Christophe. Il est chauve, gros, vieux et il répète en boucle:"Moi je m'en fous, dans trois ans je suis à la retraite..." Un doute m'effleure : s'agirait-il du même poète? C'est promis, dès demain je lui demanderai l'air de rien s'il dessinait sur le sable au temps où il portait la moustache et des cheveux.
    12
    David
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:09
    David
    Est-ce un hasard ou une coïncidence si, dans votre excellent billet sur Aline, vous écrivez "la marrée montante" au lieu de l'attendu "la marée montante" ? Peut-être vouliez-vous par là évoquer le terme "Narrer" qui pourrait être lié, ou, mieux, le mot "marrée", du verbe "se marrer" qui pourrait trouver sa place dans une phrase telle que "Aline s'est bien marrée". Aloysius, vous êtes un génie, donc.
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