• De l’impossibilité d’écrire une nouvelle érotique

    De l’impossibilité d’écrire une nouvelle érotique

     

    Été 1976, plage de Cavalaire, dans le sud de la France. Le soleil darde ses impitoyables rayons sur les corps alanguis et à moitié nus des touristes étendus sur le sable brûlant.

    Voilà un excellent début : tous les éléments sont d’emblée réunis pour que le lecteur puisse espérer une explosion de sensualité dans la moiteur estivale. Cerise sur le gâteau : l’utilisation du verbe « darder », dérivé du nom commun « dard », qui certes désigne un organe vulnérant impair, creux, parfois venimeux, porté à l’avant ou à l’arrière du corps par divers animaux invertébrés, mais caractérise également, dans la terminologie fleurie, vaporeuse et poétique en usage dans les récits érotiques, le sexe de l’homme. Aussi l’évocation d’un dard, même de façon plus ou moins subliminale, est-elle toujours la bienvenue, et ce dès l’entame de l’histoire. À peine a-t-il commencé sa lecture que le client pressent sourdement, qu’il va en avoir pour son argent. L’hypothèse d’une érection anticipée est même envisageable (car bien sûr, dans la plupart des cas, c’est un homme).

    Michel, jeune adolescent de seize ans traîne ses tongs dans le sable en emboîtant mollement ses pas sur ceux de ses parents qui le précédent de quelques mètres.

    Quoi de plus affriolant en effet qu’un « jeune adolescent » que l’on imagine déjà assailli de questions sur les mystères de la vie en général, et plus particulièrement sur ce sexe qui se dresse immanquablement à l’approche de la moindre jupette. Il veut des réponses, et là encore, le lecteur pressent sourdement qu’il ne va pas tarder à les obtenir de la plus plaisante des manières.

    Michel n’aime pas son prénom. Déjà, à la naissance du garçon, en 1961, il n’avait plus guère le vent en poupe, sauf chez les parents d’un certain âge, qui avaient trop longtemps attendu l’avènement d’une certaine aisance matérielle pour se décider enfin à se reproduire dans les meilleures conditions matérielles possible.

    Se méfier tout de même des considérations sociologiques à l’emporte-pièce. À dose homéopathique, à raison de quelques maigres remarques savamment disséminées sur l’ensemble du texte, cela peut éventuellement amuser le lecteur, voire lui laisser à penser qu’il se trouve en présence d’un écrit ambitieux. À la rigueur, ces apartés pourraient même lui servir d’alibi si d’aventure il se faisait surprendre avec le livre entre les mains, sauf bien sûr si son caleçon est déjà baissé jusqu’aux mollets. Ne perdons cependant jamais de vue l’objectif de départ : le rut (probablement solitaire), seul véritable aboutissement susceptible de satisfaire notre client. Alors les digressions plus ou moins digestes sur le prénom de notre héros, c’est non.

    Le trio se dirige vers un quadrillage de transats bordés de parasols jaune citron qui constitue, en dehors de quelques cabines en bois blanc destinées à se changer, l’essentiel de la plage privée dénommée « Beach by the sea ». Jean-Bernard, le père, chapeau de paille visé sur le crâne, chemise légère et bermuda en flanelle, s’engage dans une allée, le pied conquérant, puis indique d’un index qui n’admet pas la contradiction l’emplacement où la petite famille trouvera refuge pour cet après-midi de farniente bien mérité.

    Attention à ce que la description des personnages ne les plonge pas de pied en cap dans la sombre marmite du pathétique et du grotesque réunis. Qu’est-ce que c’est que ce chef de famille à la gestuelle ridicule ? Pensez-vous vraiment qu’un tel profil contribue à la diffusion d’un parfum subtil de sensualité, avant que l’action ne commence vraiment ?

    À peine a-t-on posé les sacs de plage à côté des transats convoités qu’un jeune homme en t-shirt blanc/slip de bain/claquettes s’avance d’une démarche chaloupée magnifiant le dessin de ses cuisses galbées. Tout en éclaboussant les nouveaux arrivants d’un sourire immaculé, il extirpe un carnet à souche de l’avant de son maillot de bain puis, d’une langue agile, humecte le bout d’un crayon issu du même endroit.

    J’avoue que l’introduction de ce nouveau personnage à l’allure vaguement équivoque serait à même de susciter quelque méfiance chez notre lecteur lambda. S’il peut être utile, voire bénéfique, de parfois semer le doute dans son esprit, attention toutefois à ne pas l’effaroucher par la perspective d’un développement narratif qui pourrait aller à l’encontre de ses convictions sexuelles. Rappelons que la littérature érotique, de par sa fonction onaniste, est fortement compartimentée en fonction des appétences de chacun. Ainsi, un mâle hétéro recherchera exclusivement des histoires mettant en scène des individus de sexe opposé, avec toutefois une certaine tolérance, voire un réel intérêt, pour quelques péripéties saphiques annexes. Cependant, en aucun cas il n’est prêt à tolérer un quelconque rapport d’ordre homosexuel entre hommes. Or le surgissement impromptu de ce sémillant garçon de plage pourrait laisser supposer un tel développement avec le fils de la famille, ce qui marquerait un arrêt net et définitif de la lecture chez le client hétéro moyen. Osons par ailleurs espérer que l’éventualité d’une relation sensuelle avec le père ou la mère ne soit pas considérée comme une option valide, tant ces deux personnages ont été présentés, jusqu’à présent, sous un jour peu propice à occuper un rôle actif au sein de cette histoire.

    Pendant que sa mère règle le plagiste, Michel s’étend, les bras en croix, sur le transat au tissu strié de bleu et de blanc, comme la culotte d’Obélix.

    Par pitié, évitez ces comparaisons saugrenues ! Je suis au regret de vous annoncer que le début d’érection imprudemment évoqué un peu plus haut n’est désormais plus qu’un lointain souvenir chez le lecteur dépité.

    Sous le parasol, la chaleur est étouffante, et c’est à peine si un léger zéphyr venu du large réussit à imprimer l’épiderme. Le jeune garçon tourne sa tête vers la droite : le père et la mère, suants et écarlates, s’affairent à débarrasser leur lourde carcasse des oripeaux de la ville. Orientant à présent son visage vers la gauche, le regard de Michel découvre, sur le transat voisin, le corps étendu d’une femme, que seules quelques pièces de tissus judicieusement positionnés préservent in extremis de la nudité intégrale.

    Ça commence, enfin, à devenir intéressant. Cela dit, vous auriez pu vous passer de l’évocation du côté droit, on aurait gagné du temps.

    Couchée sur le dos, elle offre l’impassible immobilité d’une statue antique, ou de tout autre objet confectionné dans un matériau inerte.

    Éviter les précisions inutiles, encore une fois. Pensez à votre lecteur !

    Le regard camouflé derrière des lunettes aux verres opaques, son attitude est baignée de mystère. S’abîme-t-elle dans la contemplation du parasol au-dessus d’elle ? À moins que de torrides pensées aux relents de moiteur langoureuses n’assaillent son esprit asphyxié par la torpeur ambiante ? Ou alors elle dort.

    À votre avis ? Quelle option va cocher le lecteur ? Mettez-y un peu de bonne volonté, mon vieux.

    Soudain enhardis par l’hypothétique somnolence, les yeux de Michel abandonnent le profil de la femme pour s’aventurer plus bas. Une fois franchie la côte du mamelon, il opère sans plus attendre la vertigineuse descente de son versant opposé pour aborder la douce plaine du ventre, jusqu’à la périphérie du nombril.

    Rappel : il ne s’agit pas du Tour de France. Changez de braquet, mon ami !

    Soudain, il retient son souffle : passant par le surplomb des hanches, le tissu de la culotte de maillot de bain, en lévitation telle la corde du funambule au-dessus du précipice, offre à sa vue l’extravagante luxuriance d’une forêt amazonienne miniature (nous sommes au mitan des années 70, époque à laquelle la mode dite du « ticket de métro » ne s’est pas encore imposée aux esprits).

    Nous voilà enfin au cœur du sujet, si j’ose dire. Dommage que la phrase entre parenthèses ne vienne ternir, par ses insipides précisions historiques, une belle impression d’ensemble.

    Le souffle court, Michel ne peut détacher son attention de ce mont merveilleux dont il pressent sourdement les puissants sortilèges. Aurait-il découvert l’un des plus envoûtants mystères de la vie ? Quoi qu’il en soit, son zizi n’est pas loin de partager cet avis, lui qui en une poignée de seconde a pris des proportions inédites au point d’outrepasser les frontières de son slip de bain.

    « Zizi », sérieusement ? Vous avez quel âge, exactement ? Faites un minimum d’efforts. Ce n’est pas comme si la langue française se montrait avare en synonymes pour qualifier l’appendice masculin : verge, phallus, membre, queue… Et si l’on veut bien se lancer dans la métaphore potagère : poireaux, concombre, aubergines, asperges : les légumes oblongs ne manquent pas. Quant à l’imagerie poétique, elle n’est pas en reste : le glaive de chair, le gourdin enchanteur, la matraque à plaisir, pour ne citer qu’eux.

    — Mais enfin, Michel !
    La voix de la mère vient de déchirer la moiteur ambiante de ses stridences indignées. D’un index impétueux, elle désigne le rivage sur lequel, à espace régulier, viennent s’étendre une succession de vaguelettes à la crête vaporeuse et moussue.
    — Va te baigner immédiatement, ça va te calmer !

    J’avoue montrer de sérieuses inquiétudes quant à la suite de cette histoire…

    Penaud, l’adolescent se lève, les mains pudiquement croisées sur son sexe turgescent.

    Non, c’est trop tard : les appellations émoustillantes sont désormais inutiles : vous avez perdu votre lecteur.

    Suspendant la lecture de « Du Rififi à Philadelphie », le SAS qu’il a acheté à la maison de la presse de la rue Charles de Gaulle, le père l’observe s’éloigner vers le rivage d’un air désabusé.

    Non content d’avoir saboté en trois lignes le peu de tension narrative que vous aviez – on ne sait pas quel miracle – réussi à instaurer, vous aggravez votre cas avec de nouvelles considérations oiseuses. Vous êtes un cas désespéré, mon ami.

    — Je ne te l’avais pas dit, grogne-t-il à l’adresse de sa femme, de ne pas le laisser regarder « la vie des animaux, hier soir ? Eh bien voilà le résultat. Ah ! Tu peux être fière de toi.

    Ça y est, c’est fini ? Vraiment ? Mon Dieu… Mais quelle déception ! Quelle perte de temps, surtout ! Alors, écoutez-moi, si je peux vous donner un bon conseil : oublier définitivement le genre érotique, c’est pas votre truc. Quant à moi, je vais relire “Du rififi à Philadelphie”, ce chef d’œuvre de sensualité musclée éhontément cité dans votre torchon, et qui contient, dans mon souvenir – quelques passages propres à réveiller un mort.

    Je ne vous dis pas merci, Monsieur.

     

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 30 Mai 2019 à 13:50
    Alice
    Super !
    Très drôle comme d’hab !
    2
    Jeudi 30 Mai 2019 à 13:54

    Merci Alice ! :)

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