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Courrier des lecteurs : Madeleine Guillomard
Cher Monsieur Chabossot,
Je m’appelle Madeleine, j’ai 35 ans et je travaille comme hôtesse d’accueil à la coopérative vinicole de Saint-Fignac en Gironde. Il y a deux jours de cela, j’étais à la cantine avec Monsieur Gachot, adjoint au directeur commercial de la Coop, lorsque l’idée d’écrire un roman m’a subitement traversée l’esprit. J’ai aussitôt fait part de ce projet à mon collège et néanmoins supérieur, sans doute dans l’espoir de lui soutirer un semblant d’acquiescement. Au lieu de l’encouragement attendu, ce gros porc de Denis Gachot ma regardé avec ses petits yeux chiasseux et a déclaré tout en propulsant alentour le contenu de carottes râpées qui jusqu’à présent avait trouvé refuge dans sa grosse bouche molle aux chicots immondes : « Toi ? Un roman ? Laisse-moi rire ! ». Pour ajouter un peu à mon humiliation, Jacques Mertin qui passait à ce moment-là avec son plateau-repas entre les mains s’est arrêté pour rire aux éclats à la blague de son chef, alors que cette serpillière encravaté n’avait bien évidemment rien entendu.
Mais je ne suis pas le genre de femme qui se décourage pour si peu. Le soir, à la maison, j’ai voulu parler à mon mari de ce formidable projet qui ne cessait d’habiter mon esprit depuis la cantine. Il m’a donc écouté avec toute l’attention requise tout en regardant la télé, puis lorsque j’ai eu fini, il est parti dans la cuisine se chercher une nouvelle canette de bière qu’il a décapsulé en soupirant.
Voilà donc mon problème : je suis très motivée, je sens en moi l’étoffe d’une grande romancière, et il est clair que quand je vais m’y mettre, ça va faire très mal, une sorte de Super Guy des cars avec des morceaux de Guillaume Musso dedans, pas moins. Mais je ne me sens pas du tout soutenue par mon entourage, et du coup j’ai un mal fou à m’y mettre. J’ai pourtant un très bon titre : « Coopérative vinicole de Saint-Trougnac, bonjour ! » (Vous noterez au passage le discret hommage au « Bonjour tristesse » de Françoise Sagan ») et une histoire solidement charpentée (Virginie, une très belle femme de 35 ans, est responsable des relations publiques dans un gros trust vinicole. Un soir tard, alors qu’ils travaillent sur un gros dossier, Virginie tombe subitement amoureuse de Denis , le jeune bizness manager fraîchement promu de Harvard. Ils font l’amour à même le bureau au milieu des papiers éparpillés. S’en suit une torride liaison amoureuse qui s’étend sur des mois et brasse tour à tour gros dossiers épineux, position du kama sutra sur la moquette du couloir, lampe de bureau renversées et nuits d’hôtel au Formule 1 maquillées en frais de mission).
Monsieur Chabossot, vous seul pouvez m’aider à prendre la bonne décision : dois-je tout envoyer promener, travail, maison, mari, afin de me consacrer corps et âme à ma passion dévorante de l’écriture ? Accessoirement, dois-je mettre un terme à cette histoire minable avec ce gros porc de Denis Gachot ?
Je vous en supplie, répondez-moi !
Madeleine Guillomard, une femme qui ne sait pas, qui ne sait plus
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Chère Madeleine,Tout d’abord permettez-moi de vous féliciter : une passion aussi dévastatrice que la vôtre, et qui de surcroît dure – si mes calculs sont bons – depuis plus de 48 heures, ça ne se rencontre pas tous les jours. Je ne puis que vous encourager à persévérer dans cette voie, pour au moins arriver jusqu’au week-end.
Maintenant, est-il vraiment nécessaire de faire table rase de l’existant pour vous adonner pleinement à l’écriture de votre grand œuvre ?
Il apparaît, à la lecture de votre « synopsis », que votre vie quotidienne, même si vous avez su la parer de tous les atours de la fiction afin que nulle influence n’y soit décelable, fournisse la matière première de votre inspiration romanesque. En supprimer les éléments les plus importants, ne serait-ce pas tarir définitivement la source ? Dès lors, que raconter ? Une énième histoire de magicien boutonneux évoluant au sein d’un monde tristement imaginaire ? Allons, Madeleine, il me semble que vous êtes d’une autre trempe, tout de même ! Aussi, je vous conseillerai de continuer comme avant, comme si de rien n’était, sauf peut-être sur un point : oublier ce Denis Gachot qui mange si salement et tenter votre chance avec Jacques Mertin. Il n’a pas l’air bien malin non plus, mais au moins n’aurez-vous plus à supporter les jets intempestifs de nourriture lorsque vous déjeunerez en face de lui.
A présent, j’aimerai beaucoup que vous vous mettiez au travail, car – je l’avoue sans honte – les quelques éléments de votre histoire que vous avez bien voulu me livrer m’ont particulièrement ému, touché, transporté (surtout le passage sur la moquette) et je suis impatient de tenir entre mes mains le résultat de vos efforts.
Bien à vous,
AC
L'entreprise, ultime refuge du romanesque ?
Tags : j’ai, madeleine, gros, travail, mois
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Commentaires
1TiteplumeJeudi 7 Février 2008 à 16:11Répondre3JohanJeudi 17 Novembre 2011 à 16:094Maudit-BicJeudi 17 Novembre 2011 à 16:095Pffftt...Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:096SévyJeudi 17 Novembre 2011 à 16:09
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