Le train de 17h48
Martial était content. C’était la première fois qu’il voyageait à côté d’une fille aussi belle. En général, ça le mettait mal à l’aise, car il ne se trouvait pas très mignon, ce que les femmes
lui rendaient bien. Il n’était pas moche, non, mais il ne se souvenait pas d’avoir été un jour complimenté sur son physique. Il était plutôt passe-partout, et à juste titre, il ne s’était jamais
fait siffler dans la rue. Quand une femme l’abordait c’était le plus souvent pour lui demander le nom de l’un des amis qui l’accompagnaient, lors de ses nombreuses sorties dans les bars
d’étudiants. Ca lui allait bien comme ça, même si parfois, la compagnie d’une femme lui manquait.
Quelle chance qu’aujourd’hui il n’y ait plus d’autre place dans ce wagon. Sinon jamais il n’aurait osé s’asseoir près d’elle. Lorsqu’elle engagea la conversation, et qu’ils firent un peu
connaissance, il n’en revint pas de l’aubaine. Et en même temps, il se sentait piégé. Maintenant, il serait bien obligé de lui parler, et de ne pas être trop ridicule. Il lui sourit, essayant de
ne pas paraître trop crispé.
A 17h48, le train s’ébranla.
Hélène fut contente de trouver un homme attentif. Cela faisait longtemps que Julien ne s’intéressait plus vraiment à elle ni à ses projets. Elle avait besoin qu’on l’écoute. L’échéance
approchait, et elle sentait la tension monter. La jeune trentenaire parlait de ses prochains examens qui lui ouvriraient les portes d’une promotion. Enfin elle pourrait faire quelque chose de
plus intéressant que des recherches dans la bibliothèque pour les dossiers de son supérieur. Ce n’était pas qu’elle n’aimait plus son travail actuel, mais elle avait besoin de quelque chose de
plus épanouissant, de plus stimulant. Elle voulait avoir la responsabilité de ses propres clients, et montrer à Julien ce dont elle était capable, espérant ainsi raviver quelque peu l’intérêt de
son mari. Elle se sentait parfois comme une étoile qu’il avait éteinte. Mais ça, elle se garda bien de le dire à son compagnon de voyage, tout comme elle ne chercha pas à masquer son alliance,
qu’elle faisait tourner autour de son doigt.
Martial l’écoutait.
Il n’avait rien d’autre à faire dans ce train.
De tout façon, il ne savait pas quoi dire. Il était toujours un peu emprunté en présence des femmes, et les laissait généralement diriger la conversation, plutôt que de s’acharner à lutter contre
le silence en cherchant ce qu’il pourrait bien leur dire. Et souvent, plus le silence s’installait, moins il ne parvenait à le briser. Heureusement, celle-ci parlait. Il regardait sa bouche, et
le simple mouvement de ses lèvres était plaisant.
Hélène s’attendrissait des attentions de cet étudiant maladroit, et elle accepta avec plaisir quand, au passage du bar roulant, il lui offrit un Coca light. Elle riait sans trop se forcer à ses
petites plaisanteries, et s’amusait de son air un peu gauche.
Elle n’ avait rien d’autre à faire dans ce train.
Martial trouvait qu’il avait de la chance. Ce voyage qui devait être ennuyeux devenait finalement des plus agréables en compagnie de cette jolie brune, au sourire enjôleur. Et Martial n’était
finalement pas si mal à l’aise.
Hélène se sentait bien. Elle se laissait bercer par le roulis régulier du wagon, tout en appréciant l’agréable compagnie de cet homme timide, mais prévenant et attentif.
Elle ne savait pas encore que, dans 58 minutes exactement, il oserait l’inviter à prendre un verre à la gare. Lui non plus ne le savait pas encore. Ce serait au buffet de la gare. « Juste un
café, d’accord ? C’est quand même plus classe qu’un soda en cannette quand on veut offrir un verre à une charmante jeune femme ». Ni qu’elle accepterait avec plaisir. Ils parleraient peu, se
regarderaient, échangeant des sourires gênés au son des annonces diffusées dans le hall d’arrivée.
Il ne savait pas encore que dans 2h23 il serait allongé dans une des chambres de l’hôtel en face de la gare, et qu’elle le chevaucherait, en espérant qu’il ne jouirait pas trop vite.
Elle ne savait pas encore, et ne saurait jamais, que Martial ne profiterait pas de ce moment, concentré qu’il serait à essayer de se retenir, en fixant dans la pénombre les motifs en losange des
rideaux élimés. Ca faisait si longtemps. Depuis cette fête de fin d’année chez Serge, après laquelle il avait fini complètement ivre chez cette fille, une étudiante en chimie dont il n’avait
jamais su le prénom, et qui était aussi saoule que lui.
En regardant les mains fines de la jeune femme qui jouaient maintenant avec la canette vide, il ne savait pas encore que Hélène parviendrait à jouir, juste avant lui, sans qu’il le sache, trop
occupé à contrôler son plaisir, se focalisant sur les clignotements fragiles du « G » mourant de l’enseigne lumineuse, juste derrière les rideaux.
Elle ne savait pas encore combien elle se sentirait mal en quittant la chambre d’hôtel, ni ne s’attendait aux larmes de honte et de tristesse qu’elle regarderait couler sur ses joues dans le
miroir de l’ascenseur, à peine 2h46 plus tard, tout en essayant, de ses mains tremblantes, de s’allumer une cigarette.
Martial ne savait pas qu’il aurait de la peine à s’endormir. Ni que le lendemain, il serait persuadé d’avoir rêvé, lorsqu’il se réveillerait seul dans cette chambre bon marché à la décoration
vétuste.
Aucun d’eux ne savait qu’ils ne se reverraient jamais, ni ne chercheraient à se retrouver.
Elle ignorait qu’elle devrait trouver mille et un stratagèmes pour se refuser à son mari le temps de faire le test. Il ne faudrait pas qu’en plus, il soit lui aussi touché. Et comment
pouvait-elle imaginer combien il serait difficile de lui cacher ses nausées avant d’avorter quelques semaines plus tard, après des nuits et des nuits d’insomnie, et des examens ratés...
Elle ne pourrait quand même pas tout dire à Julien. Elle l’aimait.
Il était maintenant 20h08. Le train entrait en gare.
Et Martial aidait Hélène à descendre sa valise du compartiment à bagage…