• Avis sur texte : extrait de roman - Estelle Nollet

    Estelle Nollet :"Voici le début d’un roman que j’espère un jour finir, mais je ne cesse de revenir sur mes pas de mots alors j’en doute...
    Le sujet : Deux narrateurs : une femme qu’un accident a rendue aveugle et sa main qui très doucement s’éveille à la vie..."


    Je me réveille tout en douceur en espérant qu’il fasse jour mais il fait noir comme toujours. Depuis combien de temps maintenant, un mois, deux, plus ? Depuis combien de bouteilles, dix, vingt, plus ? Depuis combien de larmes, un litre, deux, plus ? Je ne saurais le dire : on ne fait le compte que de ce dont on veut se souvenir.
     
    Sous moi c’est tout doux.

    Ma mère a entendu mes pas dans la chambre et j’entends déjà dans la cuisine les tasses tinter, ces tasses bleues sur ces sous-tasses bleues, sur la table en bois noir avec la nappe rose pâle. Je me demande combien de temps je me souviendrai de ces couleurs, si elles vont passer dans ma mémoire comme celles de vieux habits, si elles vont disparaître. Si je vais m’en apercevoir. Ou si comme un oiseau en revenant au nid je ne me rendrai pas compte que mes cinq petits oeufs verts mouchetés sont partis, et qu’à la place il y en a un gros tout blanc, qui deviendra un coucou affamé que je prendrai pour mon oisillon. Les couleurs disparaissent-elles comme ces oeufs ? Est-ce que je vais devenir folle ?
     
    C’est tout doux et j’aime toucher les choses, j’aime toucher le doux et aussi le moins doux, j’aime qu’elle me fasse toucher des choses je les prends en photo de toucher pour elle, elle n’a même pas besoin de les mettre dans sa tête elles sont déjà dans ma tête à moi pour elle.

    Je quitte les draps légèrement humides de mes cauchemars de la nuit et me dirige vers la porte en touchant le mur. J’entends ma mère verser l’eau dans les tasses au travers de la cloison, je sens l’odeur du pain grillé mais ça m’écoeure mon dieu je préfèrerais une vodka.  Je m’avance en comptant les pas jusqu’à huit et je sens sur moi le regard de ma mère suinter comme une blessure quand j’agrippe le dossier de la chaise. Je crois que tous les jours elle est comme moi, elle prie pour que je ne sois pas comme ça. Elle me dit que Mark a laissé une lettre pour moi, vu que j’efface sans les écouter ses messages sur le répondeur. Je ris : une lettre ?
    « Tu peux la déchirer. »
    Elle me répond calmement et sans soupir, comme si elle était sûre que le temps change les décisions « Je vais la ranger et quand tu voudras, je te la lirai. »
    C’est moi qui soupire : le temps ne change rien, il n’en a pas le pouvoir.
    Le thé est au lait et sans sucre comme je l’aime, pourtant ce matin là comme tant d’autres j’ajoute 3 morceaux, c’est à cause de l’alcool. Je les jette délibérément de très haut, sans mettre mon doigt sur la tasse, pour qu’ils tombent à côté. J’entends le froissement de la jupe de ma mère qui se penche sur la table et le ploc des morceaux de sucre lorsqu’elle les remet dans la tasse. Je dis « ça ne sert à rien », elle me dit « qu’est-ce qui ne sert à rien », je réponds « je ne sais pas bien, tout ça », elle me demande « tout ça quoi ?» et je ne réponds pas, je bois. Du thé à la bergamote. Avec un nuage de lait et trois sucres.
     
    J’ai chaud à mes doigts, le pouce et l’index, la surface est lisse, la chose est lourde et j’ai chaud à mes doigts c’est agréable aussi. C’est pareil tous les matins je touche du doux et puis du chaud ça je m’en souviens bien. Ma mémoire est située dans le creux de ma paume, c’est l’endroit le plus protégé alors c’est là que j’ai dû la mettre, peut-être si j’y ai pensé je l’ai mise là. Parce qu’elle touche d’abord du bout des doigts alors ma paume au creux elle est protégée, et ma mémoire est là probablement. Sûrement, je crois qu’il n’y aurait pas de meilleur endroit pour une mémoire.

    Je m’habille, une culotte, pas de soutien gorge, mon jean et un pull léger en coton. J’ai les trois mêmes pulls, un rose un gris un noir, je les reconnais à leur petit col comme celui d’une chemise et je m’apprête à demander à ma mère de quelle couleur est celui que je mets et puis pour quoi faire ? ça ne change rien du tout. En ouvrant la porte d’entrée pour me laisser passer ma mère me dit avec une voix tendre en remettant ma mèche de cheveux « Il te va si bien ce pull-over ». C’est que ça doit être le rose alors, ma mère elle aime les couleurs gaies. Dans la voiture la radio passe Queen « I want to ride my biiiiiicycle, I want to ride my biiiiike... ». Moi aussi je voudrais bien, je prendrais le vélo et finirais sous une voiture en entendant des crissements de freins vains et les cris du conducteur « mais elle a déboulé comme une folle je n’ai rien pu faire, ça va mademoiselle ? non je crois qu’elle est morte j’vous jure vous l’avez vu elle fonçait comme ça en zigzagant ». Ou dans le canal.
    « Je passe te chercher à cinq heures »
    « Peut-être cinq heures et quart parce que je dois faire des courses qu’est-ce que tu dirais d’un poulet aux morilles ce soir hein ? »
    « Avec un bon petit vin, je crois qu’il me reste du Riesling de Noël ça ne se marie pas très bien mais ce sera agréable ? »
    « Je devrais commander quelques bouteilles à ta cousine, tu sais que le petit Théo a eu un an le mois dernier, je te l’ai dit, je lui ai envoyé une carte pour nous deux. »
    Je sens ses doigts remettre encore ma mèche quand elle arrête le moteur.
    Elle me dit « l’entrée est à 5 mètres, juste en face en sortant de la voiture, il y a Monsieur Follet ». Je lui dis « Conduis-moi s’il te plaît. »
    J’ai trente ans, je retourne à l’école et ma mère vient me chercher le soir, et quand elle est en retard je panique comme une enfant parce qu’il fait noir, je ne suis pas capable de déterminer la couleur de mes vêtements et j’apprends le braille en me demandant de quelle utilité ça pourrait bien m’être.
    Là où je vais les gens ne font rien : ils restent couchés et ils écoutent les vers chanter lors du festin.
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  • Commentaires

    1
    g.
    Vendredi 17 Août 2007 à 12:45
    g.
    Ah ! Estelle, je te dirais presque "Bienvenue au Club" mais bon, le Club des "j'arrive pas a finir" c'est pas trop sympa d'en etre... Alors a la place, je prefere te dire "Courage !" g.
    2
    Vendredi 17 Août 2007 à 23:58
    estelle
    Merci de votre attention à tous les deux. Et de vos conseils. Je vais bloquer l'option marche-arrière! Le projet est déjà bien avancé mais il semblerait que ces derniers mois, je prenne un malin plaisir déplacé à me ralentir : la frousse d'en voir la fin et que le résultat ne soit pas à la hauteur de mes espérances sans doute ;) (avec une pincée d'apréhension d'avoir à me plonger dans la frustration des refus des maisons d'éditions !) PS : les considérations de la main sont en italique pour simplifier la lecture, mais cela a dû échapper au copier-coller du mail !
    3
    Lundi 20 Août 2007 à 15:21
    Vagant
    En ce qui me concerne, lire le début me donne envie de lire la suite. Surtout la scène du sucre, avec cette petite méchanceté gratuite qui donne du relief au personnage. Je ne suis pas sûr de bien comprendre la dernière phrase, mais je suppose que c’est plus clair ensuite. Une seule remarque à propos du texte entre guillemets vers la fin. Je n’ai pas tout de suite compris que c’était le monologue de la mère. J’ai pensé que c’était un dialogue entre la mère et la fille, et je me demandais qui disait quoi. Je crois qu’il ne faudrait pas fermer et ouvrir les guillemets entre chaque phrase, mais peut-être mettre des points de suspension.
    4
    Lundi 27 Août 2007 à 05:58
    estelle
    Vagant, merci de votre commentaire; pour le texte de la mère, oui oui, c'est un peu confusant c'est vrai, je comptes y mettre bon ordre :) Salamone Guiseppe, au diable la frousse, c'est décidé, je le finis !
    5
    Samedi 16 Janvier 2010 à 18:52
    lachoucroutegarnie
    je lis ceci... je lis en ce moment 'il ne faut pas boire les rats kagourou" et je pense à dostoievski qui disait "pour atteindre l'universel soyez le plus personnel possible..."
    Merci d'être vous...
    6
    Mardi 29 Juin 2010 à 16:03
    Chateaux

    Avec elle on peut toujours y aller les yeux fermés ! Même quand elle revient sur ses pas de mots, en zizaguant dangereusement, son texte tient toujours la route.
    (C'est clair comme de l'eau de roche !)

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    7
    Isa
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:10
    Isa
    Moi aussi j'ai envie de lire la suite, d'autant que Théo va bientôt avoir 8 ans! Préviens moi quand ce sera prêt, cousine!
    8
    wald
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:10
    wald
    je suis en train de parcourir les différents extraits proposés, pour l'instant le tien est celui qui s'en sort le mieux, je ne peux donc que t'encourager à poursuivre.
    9
    salamone giuseppe
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:10
    salamone giuseppe
    j'ai survolé la page de votre roman, je ne suis pas capable de vous dire si c'est bon ou bien mauvais. Mais il y a un conseil que je peux vous glisser à l'oreille. Au diable les bobos de la frustration. Faîtes-vous plaisir en lisant et en relisant vos écrits, allez à la fin de votre roman. Votre avis est plus important qu'une quelconque publication. Si vous y croyez, les éditeurs seront un peu plus indulgents avec vous et finirons par croire en vos écrits. Bon courage.
    10
    Aloysisus Chabossot
    Jeudi 17 Novembre 2011 à 16:10
    Aloysisus Chabossot
    C'est une idée de roman très orignale, et ça serait dommage de ne pas la mener à son terme, car ce qu'on peut lire ici donne envie de lire la suite. En se demandant d'ailleurs avec curiosité comment vous allez vous en tirer avec un postulat pareil. Cela fait donc pour le lecteur deux questionnement : que va-t-il se passer et comment l'auteur va s'y prendre. Si j'ai bien compris, vous n'arrivez pas à terminer car vous revenez sans cesse en arrière. Dans ce cas, pourquoi ne pas faire les choses dans l'ordre : terminer quoiqu'il arrive en vous interdisant pour le moment de vous relire (du moins pas depuis le début). Une fois cette tâche achevée, vous aurez tout le loisirs de fignoler les détails.
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