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Par Aloysius-Chabossot le 6 Août 2007 à 12:14A nous de vous faire préférer le train
A peine installé sur mon siège, dans un wagon presque vide, je suis interpellé par un jeune homme trapu, dont le crâne rasé révèle une peau halée. Sa bouche cernée d’un petit bouc pointu me dit demande avec un étrange accent :
- C’est libre ?
Evidemment je réponds oui.
Il s’assied à côté de moi. Pourquoi ? Il y a des places libres partout dans le wagon.
Je n’ai pas le temps d’espérer qu’il me laisse lire tranquillement, puisqu’à peine assis, il engage la conversation.
Il parle beaucoup, questionne comme un enfant. Sa voix est saccadée, et haut perchée. Tout le monde doit l’entendre dans le wagon et je déteste ça. Son dialogue est décousu, il passe du coq à l’âne, me parlant dans la même phrase du concert qu’il a vu il y a deux jours, et de sa petite sœur morte sous ses yeux dans un accident de voiture.
Il me fait peur. J’aimerais qu’il parte. Je cherche bien inutilement de l’aide dans le regard du contrôleur, mais je dois simplement avoir l’air de bavarder avec un ami. Je ne veux pas qu’il soit mon ami. Ni qu’il croie que je suis le sien.
Je réponds à ses innombrables questions, le plus brièvement possible, regardant par la fenêtre aussi souvent et longtemps que la politesse le permet, rêvant de me perdre dans la forêt de bouleaux qui défile interminablement.
- C’est quoi ton soda préféré ?
Je me tourne vers lui, interloqué.
- Euh, je sais pas trop. Le coca je pense.
- Pepsi ! hurle-t-il, c’est pepsi le meilleur soda, et tu ferais bien de ne pas l’oublier.
Je devine les sourires en coin des autres voyageurs, qui doivent tous remercier le ciel que cet étrange personnage ne se soit pas assis à côté d’eux.
Je vais aux toilettes, tenter de reprendre mes esprits, de faire une pause, de trouver un échappatoire.
Respirer.
Simplement.
Mais il faut que je sorte. Quelqu’un attend derrière la porte. Je dois y retourner, je ne peux pas faire si long.
Je titube dans le couloir sous les cahots du train. Les passagers évitent mon regard, gênés, lâches.
Je me rassieds. Il demande :
- Tu aimes quoi comme beurre de cacahuètes ?
- Je n’en mange que très rarement, je n’aime pas trop ça, alors tu sais, je ne connais pas les marques.
- Pourtant il n’y en a qu’une qui soit vraiment du beurre de cacahuètes, tu sais ?
- Sans doute oui, murmuré-je, pour essayer de lui faire comprendre qu’il n’a pas besoin de parler si fort. Et c’est laquelle alors, histoire que je puisse y goûter et peut-être que j’aimerais.
- C’est sûr que tu aimerais, répond-il brutalement.
- C’est quoi alors ?
- Je ne te le dirais pas, non. Tu ne le mérites pas, soupire-t-il.
Je me tais.
Pendant environ trois minutes, c’est le silence. Le plus long silence depuis près de deux heures. Je reprends espoir.
Il ne tarde pourtant pas à recommencer. Ses questions sont de plus en plus saugrenues. Je les entends à peine. Je vois simplement son bouc s’agiter autour de sa bouche. Je suis sonné, saoulé, hagard. Il a l’air agacé.
« Tu aimes la pluie ? Pourquoi pas ? Tu trouves que c’est admissible qu’un bus ait du retard ? Ta mère fait de la confiture aux fraises ? Tu te touches beaucoup quand tu voyages seul ? Tu préfères la salade verte ou de carotte ? Pourquoi ?…. »
Encore dix minutes. Dix minutes, et ce foutu train s’arrêtera. Je pourrai enfin descendre, m’enfuir.
Je ne me sens pas bien. Je n’en peux plus. Je veux être tranquille. Je le lui dit. En douceur.
Il me fait répéter.
Son regard est dur.
Ma voix tremble.
- Tu sais, rétorque-t-il, la nature est à tout le monde, et ne pas vouloir partager, vouloir voyager seul, c’est voler.
Et il pose sa main sur mon poignet quand je saisis mon livre. Elle est froide, ferme.
Le train ralentit. Je me dépêche de prendre ma veste.
- Pourquoi es-tu si pressé mon ami ?
Je suis au milieu du wagon, debout, entouré de passagers, quelqu’un, lui, me parle et pourtant, je ne me suis jamais senti aussi seul.
Je prétexte un mal de ventre, le besoin d’aller aux toilettes de la gare :
- Il ne faut pas m’attendre, pars devant, je te rejoindrai.
Il acquiesce, sourit. Je respire un peu mieux.
Bien avant que le train ne soit arrêté, je suis devant la porte. Il est juste derrière moi. Je ne me retourne pas, j’aimerais l’ignorer. Mais je le sens.
Je saute du train dès que les portes s’ouvrent, en le saluant de l’air de plus jovial possible.
- Vas-y déjà, je te rattrape…
D’un pas rapide que j’espère assuré malgré mes jambes en coton, je me dirige vers les toilettes, prêt à y rester pour l’éternité s’il le faut.
J’entre dans la cabine, et je referme la porte. Elle me résiste et me repousse en arrière.
Ses yeux perçants me glacent quand le bouc pointu me dit d’un ton égal : « il ne faut pas faire ça mon ami… »
Cette simple phrase me fait froid dans le ventre, comme un éclair de métal : « je ne suis pas ton ami » ai-je envie de hurler.
Et je vois sa main.
Et la lame rougie qui s’éloigne de moi.
Puis elle revient.
C’est frais, cela ne fait pas mal.
« Tant mieux », ai-je le temps de penser, avant de la sentir encore glisser.
Je m’affale sur la cuvette. Il fait froid.
Sans un mot, il se retourne. La porte se referme lentement sur son absence, avec un léger grincement. Je fixe la trace rouge de ses doigts sur la paroi.
« Enfin, enfin, il est parti… Je vais attendre encore un peu ici, pour être sûr ».
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Par Aloysius-Chabossot le 6 Août 2007 à 12:13L'auteur :
Me présenter en tant qu'auteur, n'est ce pas un peu présomptueux ? Si le premier pas à franchir est celui du choix du pseudo d'écriture, alors je serais "Second Fondateur" - les adeptes de sf ne manqueront pas de reconnaitre dans le pseudo mon auteur préféré... J'écris avant tout pour moi, pour donner forme aux univers trop à l'étroit dans mon esprit et qui me donnent la migraine à tourner en rond dans mon crâne :p)
Présentation du texte :Voici un extrait d'une courte nouvelle dont l'idée m'est venue subitement et que j'ai écrite quasiment d'une traite. C'est d'ailleurs mon premier texte "complet", ma première création en quelque sorte. C'était il y a deux ans...Le dealer émet un rire dément et silencieux, et s’enfuit dans le parc. Sa silhouette noire se perd déjà entre les arbres des grandes allées sombres, que les réverbères fracassés au sol n’éclairent plus. Johnny souffle de soulagement. Il pensera à descendre avec son flingue la prochaine fois. Il se trouvera aussi un autre dealer ; ce pauvre paumé avait vraiment l’air au bord de la rupture. Avant de remonter dans sa piaule, Johnny se retourne et contemple le désespoir étalé devant lui. Ici, dans les ghettos, la misère coule des murs et déborde des poubelles. Les murs de briques ne sont plus rouges ; l’air pollué les a noircis. Parfois, là où la couche de crasse a été grattée, le rouge sang d’origine réapparaît en taches diffuses ; ou bien est-ce réellement du sang ? Les véhicules n’empruntent plus les chaussées défoncées. Depuis les émeutes au début de la Crise, les forces de l’ordre ont abandonné ces quartiers. La violence est à la hauteur du désespoir de tous les fous qui se terrent ici. Ici, même les immeubles meurent, victime de délabrement ; ils s’effondrent ou brûlent, et leurs carcasses s’étalent alors dans les rues, et les poutres, le métal et les pierres enchevêtrés serviront de tombe aux squatteurs malchanceux. Ici, les hommes ne sont plus que des rats. Johnny pousse un soupir et se décide à remonter.<script type="text/javascript"> </script>
Dedans, ce n’est pas forcément mieux que dehors, mais au moins c’est chez lui. Le hall d’entrée abrite les boites aux lettres défoncées qui ne reçoivent plus de courrier depuis longtemps. Au fond du hall glauque, la cage d’ascenseur est un trou béant. Johnny habite au sixième. Il se sent mal à l’aise. La misère l’agresse plus qu’à l’accoutumée. Une crise d’angoisse, signe que son organisme utilise pour lui réclamer la drogue. A chaque pallier les détritus s’amoncellent. La tapisserie humide et jaunie se décolle des murs en grands rouleaux. Si ça ne tenait qu’à lui, il arrêterait de prendre cette merde. Mais son corps l’exige, chaque fois plus violemment. A cause de ces pilules, il n’est plus maître dans son propre corps. Enfin, Johnny ouvre un à un les sept verrous de sa porte. Cette fois, il veut tenir. Encore un peu. Il se barricade dans son studio, et jette le sachet qu’il serrait dans sa main sur son lit. Le désordre et l’odeur de renfermé lui donnent la nausée. Johnny se précipite à la fenêtre, l’ouvre et vomit dans la rue. Il se rince au lavabo. L’eau fraîche sur son visage lui fait retrouver ses esprits.
Sa batterie est là, au pied de son lit. Sa guitare électrique est posée contre le mur. Johnny aime la musique ; il était musicien il y a quelques années encore. Il hurlait son dégoût et son mépris du système ; les rythmes déments de sa batterie ou les riffs puissants de sa guitare étaient son exutoire. Aujourd’hui les instruments se sont tus. Johnny ne crie plus qu’après son dealer, et sa colère et sa haine ne sortent plus. Elles sédimentent au fond de son âme. Johnny brûle et se consume par le feu de sa propre colère. Il se détruit parce qu’il n’a pu détruire le système, et parce que le système rechigne même à l’écraser. Ce soir, Johnny veut tenir. Il ne doit pas penser à la sensation de manque qui le gagne. La musique va l’aider. La batterie commence à résonner dans l’immeuble mal insonorisé. Johnny joue faux mais il joue. Il retrouve des gestes d’une passion qu’il croyait éteinte. Ses rythmes d’autrefois. Quelque chose pourtant ne va pas. Les sons frappent et résonnent dans son crâne. Un bruit sourd revient fréquemment. Quelqu’un hurle. Quelqu’un tambourine à sa porte. Encore rempli de sa musique, Johnny regarde à travers le judas. Son voisin du dessus. Ouvrir la porte. La lame pointée sur lui…les yeux injectés de sang de l’homme. <script type="text/javascript"> </script>
« …pas le soir ! …journée pourrie...Vraiment pas ! »
Les hurlements ; Johnny commence à comprendre.
« Tu comprends quand on te parle connard! J’te surine si tu continues ! »
Le couteau s’agite à quelques centimètres de sa figure. Cet homme n’aime pas sa musique. Johnny réfléchit ; son automatique est posé sur sa table de nuit, et il n’est même pas chargé. Mieux vaut arrêter de jouer. De toutes façons, il n’a pas envie de tuer quelqu’un ce soir. L’homme remonte chez lui en maugréant.
« Pff…drogués à la con… »
<script type="text/javascript"> </script>Johnny se renferme chez lui. La nausée a repris de plus belle. Dépité, crevé, il avale sa pilule et s’allonge tout habillé sur son lit défait. Sa tête tourne, la musique résonne encore dans ses tempes. C’est le bourdonnement de son sang irriguant son cerveau sous l’effet de la drogue. Mais Johnny entend sa batterie. Ses yeux se sont fermés. Johnny rêve.
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Par Aloysius-Chabossot le 6 Août 2007 à 12:12Sirène
C’était un jour, c’était une nuit, je ne sais plus très bien. Je ne me rappelle plus ce que je faisais là ni d’où je venais, mais la quantité d’alcool qui rampait dans mes veines en était sûrement la cause. Tout ce dont je me souviens, c’est d’une plage, et qu’il pleuvait. Des sensations me reviennent également: La tête lourde, mes pas pesants et incertains, les plaintes de mon estomac terrassé par l’alcool. Je m’acharnai à marcher droit devant, à ne pas m’arrêter, à ne pas mourir et dieu m’est témoin que j’ai lutté contre cette saloperie de sable qui faisait tout tanguer. J’ai dû vomir, aussi. Beaucoup. Cette odeur aigre et salée qui brûlait mes narines reste encrée dans ma mémoire. A un moment, j’ai dû m’écrouler, car je me souviens d’un petit crabe qui me regardait droit dans les yeux. Quand il a vu ce qu’il y avait au fond de mon âme, il a fui. A sa place, j’aurai fait de même. A cet instant, la simple vision de mon âme nue aurait pu tuer.
Malgré tout le sable que j’avais dans les oreilles, je n’eu aucun mal à l’entendre. Comment aurais-je pu faire autrement, cela s’est imposé à moi avec une telle force.
C’était une mélopée fantastique, envoûtante, poignante. Un chant d’une pureté à fendre le diamant, bien plus enivrant que toutes mes nuits blanches. Je n’ai jamais eu l’oreille musicale et mes connaissances en la matière peuvent se résumer en une dizaine de noms, mais je suis sûr d’une chose : Rien de ce qui était humain ne pouvait chanter avec autant d’émotion !
Cela, jamais je ne l’oublierai.
J’étais peut-être ivre mort, mais rien n’aurait pu m’empêcher de relever la tête pour voir d’où provenait ce chant si…fondamental. C’est exactement ça : Fondamental.
Alors je la vis.
Emergeant des profondeurs de l’océan, Ondine et Sirène, femme et enfant, je la vis.
Son sourire recelait tous les mystères de l’univers et lorsqu’elle chantait, des myriades d’étoiles s’en échappaient. J’ai dû plisser les yeux pour ne pas être aveuglé. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Derrière son masque d’écume, se tenait le plus doux des visages et ses yeux étaient d’une profondeur insensés.
Lorsqu’elle a replongé dans l’océan festonné d’écume, j’eus tout juste le temps d’apercevoir sa queue, majestueuse, irréelle.
Ivre mort ou pas, je n’allai pas laisser cette miraculeuse apparition disparaître dans des ténèbres liquides. J’ai plongé. L’eau glacée entravait lourdement mon corps mais j’aurais fait n’importe quoi pour la retrouver. J’en ai même oublié que je ne savais pas nager.
Ensuite, c’est le trou noir. Je crois que j’ai dû mourir.
Lorsque je me suis réveillé, elle était là, à mes cotés. Le sable collait à ma peau en dessinant les tracés géographiques de pays fantastiques. Elle m’a essuyé le visage sans cesser de sourire. Echoué sur cette plage, incapable de rassembler mes esprits, je n’ai rien trouve de mieux à faire que de lui rendre son sourire.
Puis je l’ai embrassé.
Lorsqu’elle me demanda de la ramener chez moi, je dû prendre un air particulièrement idiot car elle éclata de rire. Devant ma surprise, elle m’expliqua que je l’avais embrassé et qu’ainsi, selon sa coutume, elle serait ma compagne et qu’il me faudrait prendre soin d’elle.
C’était tellement dingue, tellement miraculeux que je n’ai pas hésité. Je l’ai ramené chez moi.
Et on s’est aimé. Comme on a pu.
Au début, on a pu, énormément. Mon baiser lui avait permit de substituer sa queue à deux superbes jambes. Je lui ai appris à s’en servir. Dans un premier temps, elle s’amusa follement à les plier, les déplier, mouvoir ses orteils, ses chevilles. Puis, lorsqu’elle découvrit que ses jambes pouvaient la faire marcher, courir, sauter, elle n’arrêta plus. Son émerveillement atteignit son apogée lorsque je lui enseignai à faire l’amour avec. Elle apprit vite. L’âme vierge de toutes pollutions morales, elle devint Aphrodite insatiable, douce Salomé, érotomane débridé et prude ingénue. Elle aimait ça et j’aimais qu’elle aime ça. Nos ébats étaient tempêtes et orages sur une mer de mercure, brise frémissante dans un ciel transparent. Et puis, l’odeur de l’océan, à chaque instant, humide et salée sur sa peau. Que le diable m’emporte dévorer mon coeur dans le septième cercle des Enfers si je puis un jour oublier cette odeur !
On ne sortait pas beaucoup, ne parlait guère plus et baisait la plupart du temps. Les plus beaux jours de ma vie. Je n'ai pas touché au plus petit verre pendant cette période. Qu'en avais-je besoin alors que je baignai dans un élixir capable d'étancher toutes les soifs? Tant de morts d'étoiles plus tard, j'en rêve encore.
C'est par un joli matin de printemps que ça a commencé à partir de travers. L'air sentait si bon et irradiait de tant de promesses que je me suis laissé avoir par le premier rayon de soleil venu. Les plus virulents orages puisent leur source dans les lacs les plus tranquille. Pourquoi ne me suis-je pas tronçonné les deux jambes ce matin-là?
J'avais décidé de l'emmener à la piscine. Après lui avoir difficilement expliqué l'utilité d'un maillot de bain, nous avons pris la route. A peine arrivé, des problèmes apparurent. Tout d'abord, il y eu le vestiaire. Lorsqu'elle y pénétra, je vis son visage se figer en une grimace à faire pâlir les ténèbres. Elle laissa échapper un petit gémissement de douleur qui m’ouvrit la poitrine en deux. Les ailettes de son si petit nez frissonnaient d’horreur. Cette odeur chlorée, froide et agressive devait lui fendre le crâne. Elle qui ne connaissait qu’odeurs de sel et de grand large, d’embruns et d’écume, comment ne pouvait-elle pas succomber à ce viol olfactif ? Chlorure de sodium contre douce amertume océanique, le combat était inégal.
Après, nous avons eu l’idée stupide de nous rapprocher du grand bassin. Que l’on me fouette pour ça ! Là, c’est son regard qui m’a alerté. Je ne l’avais jamais vu aussi terrifié. Comment autant de gens pouvaient tenir ensemble dans si peu d’eau ? Cette question, elle n’eut même pas besoin de me la poser. Je la devinais sur son visage crispé, dans ses yeux effarés. Ce jour là, à mon grand regret, j’appris que les sirènes tout comme les terriens étaient sensibles à la claustrophobie. Je me suis mis à imaginer un dauphin dans un puit et j’ai prié pour ne jamais connaître ça.
Je lui pris la main avant qu’elle ne se mette à hurler. 400 Kms plus tard, nous étions au bord de la mer.
Après, plus rien ne fut vraiment comme avant. Cela a commencé par de petites choses, presque anodines. Elle prenait des bains plus souvent, plus longtemps, passait des jours entiers à regarder des vidéos sur l’océan, ajoutait des poignées de sel sur tout ce qu’elle mangeait, etc. Bien sûr, je l’emmenai le plus souvent possible à la mer et j’envisageais même de m’ouvrir les veines pour nous dégoter une petite bicoque face à l’océan.
A présent, je le sais, tout cela aurait été vain. Rien n’aurait pu empêcher la suite.
La suite, c’est la dégringolade de jours en jours, l’esprit de plus en plus loin, le verbe de plus en plus rare, le sourire de plus en plus absent. Sa peau se ternissait, les rayons de lune ne s’accrochaient plus à ses cheveux et ses yeux devenaient de pâles lacs. Elle ne riait plus, ne chantait plus, même ses larmes ne coulaient plus. Au début, nous faisions encore l’amour mais même ça s’est arrêté. L’amour se fait à deux et j’étais tout seul.
Et puis un jour, elle me le demanda.
Selon sa coutume, il me fallait simplement prononcer à haute voix mon intention. La difficulté résidait dans le fait que ma voix devait sonner juste, totalement en accord avec mon coeur. Mes mots devaient être d’une sincérité sans faille. Alors, seulement, les Esprits des Océans pourraient entendre ma requête et y répondre favorablement. Je ne suis pas moins lâche qu’un autre et j’aurais tout donné pour que quelqu’un prenne ma place, mais elle m’affirma qu’étant la personne qui l’avait transformé, c’était à moi de le faire.
Alors je l’ai fait. Ce fut le plus gros effort de mon existence. J’avais déjà trimballé des frigos et des pianos pour gagner ma vie mais en comparaison, ce n’était rien. Et puis jamais un piano ne vous laissera alité cinq semaines, volet clos avec du mauvais bourbon comme seuls repas. Oui, la mort dans l’âme, je l’ai fait. Je lui ai rendu sa liberté. Cela a pris des jours avant que je n’arrive à prononcer ces quelques mots avec sincérité. Des nuits entières à me battre contre une simple phrase. Un soir, recru de fatigue, j’ai réussi. Je lui ai dit : « je te rends ta liberté » et ma voix n’a pas tremblé. L’instant d’après, ses jambes se sont métamorphosées en queue et un rayon de lune s’est accroché à ses cheveux. Un déchirement d’âme plus tard, je la ramenais là où je l’avais rencontrée et pleurais en la regardant s’enfoncer dans l’immensité humide et ténébreuse.
Une étoile filante est passée à ce moment-là.
Rien à foutre.
Depuis, mon âme ne vaut plus rien et mon cœur est un nid de douleur, mais je survis. Je ne me suis pas foutu en l’air, ne bois qu’un jour sur deux et ai réduit sur sel. Je dors moins, mange moins, rêve plus, c’est tout. Je me suis acheté une cabane de pêcheur, le plus près possible de la mer. C’est tout petit et ça sent le poisson mais cela m’est égal. Tout ce que je veux c’est qu’elle revienne, qu’elle m’embrasse et que mes jambes se transforment en queue.
Je t’attends.
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Par Aloysius-Chabossot le 6 Août 2007 à 12:11
Problèmes d’os
Il m’a laissée seule, devant la table d’examen. Seule avec toi épuisée, étendue sur cette table glacée. Tu souffres donc trop. Et il n’y a plus aucun espoir de te guérir, de te sauver. Ce fameux jour demerde, tant redouté, nous y voici.
- Ça va être un peu douloureux.
Le vétérinaire réapparaît, muni d’une seringue qui me paraît énorme.Je lutte contre mes jambes, pour ne pas tomber. Je me bats avec mes larmes, je veux qu’à jamais tu voies mon amour, ma gratitude. Mais tu ne me regardes plus, vaincue par tant de lassitude. Tu as un sursautatroce, puis plus rien.
Pendant seize années, nous avons été inséparables. Nous avons déménagé tant de fois, partagé tant de choses. Tu étais là pour mes secrets d’adolescente, tu as connu mes premiers émois, tu as été témoin de mes joies et mes tristesses les plus secrètes. Lorsque nous vivions à la campagne, ou en rez-de-chaussée d’un immeuble de ville, tu vadrouillais à ta guise, j’adorais ta liberté et ton mystère, tu revenais toujours aimante et caressante. J’avais ta patte sur mon visage, lorsque je dormais. J’enfouissais mon nez contre ton ventre, je m’enivrais de ton odeur de noisette.
Qui comprend cela ?
- Un fourgon du crématorium viendra la chercher.
- Je peux l’emmener moi-même, au crématorium ? Je voudrais l’emmener moi-même. C’est important.
- C’est la première fois qu’on me demande ça. Et pourtant, je
travaille depuis vingt-cinq ans !
- Je dois être présente, jusqu’au bout. C’est très important, pour moi.
- Mes clients laissent tous leur animal ici. Mais d’accord ; je vais prévenir le crématorium, et vous prendre un rendez-vous. Je vais aussi vous la préparer.
- La préparer ?
- La nettoyer un peu, et l’emmailloter.
J’avais ta patte sur mon visage, lorsque je dormais. J’enfouissais mon nez contre ton ventre, je m’enivrais de ton odeur de noisette.
Qui comprend cela ?
Je ne dors plus.
Ma psy sait tout cela. Je la vois trois fois par semaine, maintenant que tu es morte. Je lui ai raconté la crémation. Cet endroit horrible, perdu en zone industrielle. Après une heure de route, j’aperçois cette cheminée monstrueuse au milieu de nulle part, je pense à Dachau.
Je me gare.
Je te prends dans mes bras, emmitouflée dans le plastique et les agrafes. Dans la salle d’attente vide, nous sommes cernées de tracts antivivisection et d’urnes – on m’a demandé d’en choisir une.
Je refuse le café, je refuse de te laisser, et me voici debout, face à un four immense. Un jeune beur me demande « le corps ». Il te place dans une pelle immense, et te dépose dans le four. Il ferme la porte, enclenche une manette, et me laisse.
Je suis debout, adossée à un mur, les yeux fixés sur le hublot qui me montre les flammes. Je reste ainsi, une heure, ou plus. L’odeur, la vision, le bruit assourdissant de ta mort. Le bruit de mes cris intérieurs, hurlements d’incompréhension, de douleur et de rage, gémissements d’animal blessé à mort, le bruit de la machine infernale dont un compteur affiche deux cents, puis trois cents degrés.
L’employé réapparaît. Il actionne de nouveau la manette, en sens inverse, et s’en va.
Un peu plus tard, le revoilà. Il ouvre la porte, et avec sa pelle, fait tomber ce qui reste de toi dans un seau métallique. Il place le seau contre un mur, et repart.
Je m’approche, je ne sais comment. Tes os sont minuscules. Je n’en reviens pas : ils sont réellement minuscules.
L’employé revient.
- Vous allez faire quoi ?
- Broyer les os.
- C’est pas la peine.
- Ça prend pas très longtemps, allez dans la salle d’attente.
- C’est pas la question. A quoi ça sert, de les broyer ? Ils rentrent dans l’urne, non ?
- Je vais demander au patron.
J’attends. Je t’observe encore, réduite en un tas de tout petits os.
Vision atroce. Pour quoi te réduire encore ? Cette pensée m’est insupportable.
- Il paraît que vous ne voulez pas les cendres ?
- Je ne vois pas pourquoi on la réduirait encore.
Le bonhomme explose : J’ai jamais entendu ça ! En vingt de carrière, j’ai ja-mais entendu un truc pareil ! Vous me prenez pour qui ? Pour un type sans déontologie ? Dans le métier, je suis respecté, je sais ce que j’ai à faire ! Mais ça !!!…
Je ne réponds rien, incrédule. Je me prépare à devoir livrer une bataille sans merci dans laquelle le patron tirera d’un côté du seau, moi de l’autre. Je me sens anéantie de colère, de douleur et de peur, en fait. Mais il se tait lui aussi, et reste pareillement immobile.
On se jauge en silence, on s’évalue, comme deux animaux incapables de
se comprendre.
Finalement, avec un rictus de mépris profond, à la limite du dégoût, il lâche :
- D’accord, on fait comme vous exigez. Suivez-moi.
Le patron verse les os dans l’urne en céramique.
- Je vous la scelle ?
- Oui.
Il applique une colle sur les bords du capuchon, puis le presse contre l’embouchure de l’urne. Il me la tend, je lui donne son chèque.
Je repars avec tes os, toi si libre, devenue os emprisonnés à jamais.
Ils croient que je vais faire une rechute, une nouvelle dépression.
Mais non, pas du tout.
Je continue à rire, à vivre.
Je dois juste prendre, de temps en temps, des médicaments pour dormir.
Il y a maintenant trois mois que tu es posée sur une étagère, entre « L’insoutenable légèreté de l’être » et « L’immortalité ». Nous sommes en juin, et je recommence mes longues promenades en forêt.
Mais je dois de plus en plus les écourter, car mon dos me fait mal.
Juillet. Je ne peux plus marcher longtemps. J’ai si mal, en vérité, que je ne peux plus appuyer mon dos contre une chaise. De profil face au miroir, je découvre alors un os, là, en bas de la colonne vertébrale, si proéminent qu’il dépasse de mes fesses.
Je prends rendez-vous avec un médecin, une femme que ma psy m’a recommandée juste avant de prendre ses vacances.
- Vous avez récemment maigri ? elle me demande.
- Non.
- Quel est votre poids ?
- Je ne me pèse jamais, mais je dirais, 50.
- On va vous peser.
- Je suis sûre que je n’ai pas maigri, je suis pareille depuis des années, non c’est pas la peine de me peser.
- J’ai besoin de connaître votre poids exact.
- Ecoutez… J’ai eu des problèmes d’alimentation, durant mon enfance. Je m’en suis sortie. Mais les balances, je ne peux plus. Ça m’angoisse vraiment.
- Je comprends. Mais si vous voulez que je vous aide, il faut monter.
Je monte. Je n’ose pas regarder. Puis je regarde quand même, parce qu’elle regarde, et qu’elle ne dit rien. Je regarde les chiffres. Je lis 41.
Je me mets à pleurer.
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