•  
     Le train de 17h48


    Martial était content. C’était la première fois qu’il voyageait à côté d’une fille aussi belle. En général, ça le mettait mal à l’aise, car il ne se trouvait pas très mignon, ce que les femmes lui rendaient bien. Il n’était pas moche, non, mais il ne se souvenait pas d’avoir été un jour complimenté sur son physique. Il était plutôt passe-partout, et à juste titre, il ne s’était jamais fait siffler dans la rue. Quand une femme l’abordait c’était le plus souvent pour lui demander le nom de l’un des amis qui l’accompagnaient, lors de ses nombreuses sorties dans les bars d’étudiants. Ca lui allait bien comme ça, même si parfois, la compagnie d’une femme lui manquait.
    Quelle chance qu’aujourd’hui il n’y ait plus d’autre place dans ce wagon. Sinon jamais il n’aurait osé s’asseoir près d’elle. Lorsqu’elle engagea la conversation, et qu’ils firent un peu connaissance, il n’en revint pas de l’aubaine. Et en même temps, il se sentait piégé. Maintenant, il serait bien obligé de lui parler, et de ne pas être trop ridicule. Il lui sourit, essayant de ne pas paraître trop crispé.
    A 17h48, le train s’ébranla.
    Hélène fut contente de trouver un homme attentif. Cela faisait longtemps que Julien ne s’intéressait plus vraiment à elle ni à ses projets. Elle avait besoin qu’on l’écoute. L’échéance approchait, et elle sentait la tension monter. La jeune trentenaire parlait de ses prochains examens qui lui ouvriraient les portes d’une promotion. Enfin elle pourrait faire quelque chose de plus intéressant que des recherches dans la bibliothèque pour les dossiers de son supérieur. Ce n’était pas qu’elle n’aimait plus son travail actuel, mais elle avait besoin de quelque chose de plus épanouissant, de plus stimulant. Elle voulait avoir la responsabilité de ses propres clients, et montrer à Julien ce dont elle était capable, espérant ainsi raviver quelque peu l’intérêt de son mari. Elle se sentait parfois comme une étoile qu’il avait éteinte. Mais ça, elle se garda bien de le dire à son compagnon de voyage, tout comme elle ne chercha pas à masquer son alliance, qu’elle faisait tourner autour de son doigt.
    Martial l’écoutait.
    Il n’avait rien d’autre à faire dans ce train.
    De tout façon, il ne savait pas quoi dire. Il était toujours un peu emprunté en présence des femmes, et les laissait généralement diriger la conversation, plutôt que de s’acharner à lutter contre le silence en cherchant ce qu’il pourrait bien leur dire. Et souvent, plus le silence s’installait, moins il ne parvenait à le briser. Heureusement, celle-ci parlait. Il regardait sa bouche, et le simple mouvement de ses lèvres était plaisant.
    Hélène s’attendrissait des attentions de cet étudiant maladroit, et elle accepta avec plaisir quand, au passage du bar roulant, il lui offrit un Coca light. Elle riait sans trop se forcer à ses petites plaisanteries, et s’amusait de son air un peu gauche.
    Elle n’ avait rien d’autre à faire dans ce train.
    Martial trouvait qu’il avait de la chance. Ce voyage qui devait être ennuyeux devenait finalement des plus agréables en compagnie de cette jolie brune, au sourire enjôleur. Et Martial n’était finalement pas si mal à l’aise.
    Hélène se sentait bien. Elle se laissait bercer par le roulis régulier du wagon, tout en appréciant l’agréable compagnie de cet homme timide, mais prévenant et attentif.
    Elle ne savait pas encore que, dans 58 minutes exactement, il oserait l’inviter à prendre un verre à la gare. Lui non plus ne le savait pas encore. Ce serait au buffet de la gare. « Juste un café, d’accord ? C’est quand même plus classe qu’un soda en cannette quand on veut offrir un verre à une charmante jeune femme ». Ni qu’elle accepterait avec plaisir. Ils parleraient peu, se regarderaient, échangeant des sourires gênés au son des annonces diffusées dans le hall d’arrivée.
    Il ne savait pas encore que dans 2h23 il serait allongé dans une des chambres de l’hôtel en face de la gare, et qu’elle le chevaucherait, en espérant qu’il ne jouirait pas trop vite.
    Elle ne savait pas encore, et ne saurait jamais, que Martial ne profiterait pas de ce moment, concentré qu’il serait à essayer de se retenir, en fixant dans la pénombre les motifs en losange des rideaux élimés. Ca faisait si longtemps. Depuis cette fête de fin d’année chez Serge, après laquelle il avait fini complètement ivre chez cette fille, une étudiante en chimie dont il n’avait jamais su le prénom, et qui était aussi saoule que lui.
    En regardant les mains fines de la jeune femme qui jouaient maintenant avec la canette vide, il ne savait pas encore que Hélène parviendrait à jouir, juste avant lui, sans qu’il le sache, trop occupé à contrôler son plaisir, se focalisant sur les clignotements fragiles du « G » mourant de l’enseigne lumineuse, juste derrière les rideaux.
    Elle ne savait pas encore combien elle se sentirait mal en quittant la chambre d’hôtel, ni ne s’attendait aux larmes de honte et de tristesse qu’elle regarderait couler sur ses joues dans le miroir de l’ascenseur, à peine 2h46 plus tard, tout en essayant, de ses mains tremblantes, de s’allumer une cigarette.
    Martial ne savait pas qu’il aurait de la peine à s’endormir. Ni que le lendemain, il serait persuadé d’avoir rêvé, lorsqu’il se réveillerait seul dans cette chambre bon marché à la décoration vétuste.
    Aucun d’eux ne savait qu’ils ne se reverraient jamais, ni ne chercheraient à se retrouver.
    Elle ignorait qu’elle devrait trouver mille et un stratagèmes pour se refuser à son mari le temps de faire le test. Il ne faudrait pas qu’en plus, il soit lui aussi touché. Et comment pouvait-elle imaginer combien il serait difficile de lui cacher ses nausées avant d’avorter quelques semaines plus tard, après des nuits et des nuits d’insomnie, et des examens ratés...
    Elle ne pourrait quand même pas tout dire à Julien. Elle l’aimait.
    Il était maintenant 20h08. Le train entrait en gare.
    Et Martial aidait Hélène à descendre sa valise du compartiment à bagage…

     
     

     

    Partager via Gmail Yahoo!

    7 commentaires
  • Sigmund sous la neige                 

     J'ouvris les yeux, totalement réveillée, en pensant à une écharpe blanche. C'était à la fois la très légère empreinte d'un rêve pas assez prompt à s'évanouir, et ces trois mots, nets, précis et plutôt incongrus pour une première pensée. Il me semblait être passée du sommeil à la pleine conscience en une fraction de seconde. C'est plutôt inhabituel chez moi alors, ça et l'écharpe, ça me troubla. L'instant suivant mon trouble fit place à un net malaise, comme celui qu'on éprouve quand on laisse quelque chose en suspens, une parenthèse ouverte qui reste présente à l'esprit jusqu'à ce qu'on la referme. J'avais sans doute laissé un rêve inachevé où il devait être question d'une écharpe blanche, voilà tout.
    Je fermai les yeux et inspirai profondément, essayant de me concentrer sur ce que je ressentais pour chasser les trois mots qui revenaient à mon esprit en une ronde infinie. Une écharpe blanche. Froncement de sourcils, expiration. L'air de la chambre était sain, l'appartement était calme. C'est à peine si quelques sons étouffés me parvenaient de la rue, en bas. Je rouvris les yeux : par la porte entrouverte, je vis à la lumière dans la cuisine que le jour était levé. Il devait être assez tôt. Mettons 7h. Ne pas regarder le réveil. Je me rappelle m'être demandé s'il avait neigé pendant la nuit.
    Je me demande souvent ce qui m'attend derrière les volets, la porte, le coin de la rue… et je me propose des réponses. Ces prédictions que je me fais à moi-même, ce sont mes surprises. J'adore les surprises. Quand j'étais enfant, j'imaginais des grosses surprises : je rêvais par exemple d'ouvrir la porte de chez moi un matin et de me retrouver au beau milieu de la jungle parce qu'une tornade aurait emporté ma maison pendant la nuit, comme dans le magicien d'Oz. Evidemment, cela me valait de la part des adultes des réponses décevantes et terriblement terre-à-terre. Pour éviter ce genre de déceptions, j'ai depuis appris à conjecturer plus raisonnablement : je pronostique la météo, la façon dont mourra telle célébrité vieillissante, la profession des personnes que je rencontre chez mes amis… Ce réajustement, bien qu'il rende mes succès plus fréquents, les amoindrit quelque peu, mais comme on dit « le mieux est l'ennemi du bien » et j'apprécie à leur juste valeur les jours où je suis en veine. En outre, j'use d'un léger artifice pour rehausser mes victoires : je ne vérifie jamais si mes oracles se sont réalisés, de sorte que mes échecs glissent sur moi comme de simples événements tandis que mes réussites deviennent des coïncidences. J'aime beaucoup ça aussi, les coïncidences…
    J'étais donc dans mon lit, en train de concocter mes surprises du jour, mais l'écharpe blanche continuait de me préoccuper, et la sensation d'oppression qui l'accompagnait s'était amplifiée. C'est étrange comme du « rien » - une pensée, un cauchemar, une émotion - peut se ressentir physiquement. Mentalement, c'était plutôt similaire à un bruit de fond ou un acouphène : quand on les remarque, on se demande s'ils ont toujours été là sans qu'on les entende ou s'ils sont réellement nouveaux...
    J'avais lu quelques années auparavant un traité de Freud sur les rêves et leur interprétation : on pouvait y apprendre que nos pensées les plus inavouables se dissimulaient sous d'énigmatiques visions oniriques pour parvenir jusqu'à notre conscience. Le regard sévère du vieux Docteur m'intimait d'appliquer illico sa rigoureuse méthode à mon écharpe blanche. Sans grande conviction, j'envisageai donc qu'une pensée perverse était tapie dans ce que je prenais jusqu'alors pour la vaporeuse rémanence d'un rêve.
    Qu'allais-je bien pouvoir tirer d'une écharpe de mousseline blanche volant dans le vent ? Je me rendis compte que mon souvenir s'était précisé depuis mon réveil. L'écharpe se trouvait désormais en situation : flottant dans une légère brise, retenue par une branche nue dans un ciel pur et lumineux.
    Le sentiment d'oppression se renforça. « Allons, concentre-toi ! Tu ne fais que regarder bêtement ! Cherche ! ». Selon moi, M. Freud avait tort de croire qu'un bout de tissu recelait quelque message que ce fut mais je ne voulais pas le froisser et je ressentais moi-même l'impérieuse nécessité de trouver quelque chose. De la méthode, me dis-je. Je fermai les yeux pour visualiser de nouveau cette fameuse écharpe et la détailler attentivement. La mousseline était régulière, pas d'accroc, pas de tache, rien. Lui hocha la tête avec intérêt mais resta silencieux. Ainsi encouragée, je passai ensuite à la branche. Elle trônait dans les airs, désolidarisée de tout tronc, mais cette bizarrerie ne me choquait pas. Le bois était lisse – peut-être du noyer ? A part cela, je ne voyais pas quoi dire de cette branche. Imperturbable, mon juge croisa les jambes : il attendait la suite. Un peu incrédule, j'entrepris d'examiner le vent. Pas de fausse note dans le mouvement du tissu, pas d'agressivité dans la brise qui ne paraissait elle-même ni moite ni glaciale … J'étais sur le point de déclarer forfait quand les muscles de mes épaules se détendirent soudainement. Au même moment, un détail était apparu – ne l'avais-je simplement pas remarqué avant ? L'écharpe était nouée autour de la branche. Voilà ce qui me manquait. Sans savoir pourquoi, la certitude d'avoir toutes les pièces du puzzle me rasséréna. Lui souriait, l'air ravi. La suite fut un jeu d'enfant : je dénouai en pensée l'écharpe, que je fis de soie pour qu'elle glisse mieux, et la laissai filer dans les airs… Avant de disparaître totalement de mon esprit, Freud hurlait de rage en tapant des poings par terre. J'étais, semblait-il, une bien piètre disciple…
    Satisfaite pour ma part, je pris une profonde inspiration avant de me lever et de me diriger vers la cuisine, éclairée par la luminosité crue d un matin d'hiver. Avant de mettre en marche la cafetière, qui indiquait 07h12, je risquai un œil par la fenêtre. Dans la rue, une joggeuse qui sortait de chez elle rattrapa in extremis son écharpe de fibre polaire beige qui s'envolait. Après avoir ajusté son bonnet sur sa tête, elle s'élança gracieusement sous les flocons et disparut au coin de la rue à grandes foulées maîtrisées.

    Partager via Gmail Yahoo!

    1 commentaire
  • Introduction  '' Les damnés de l'olympe''
     
    Il s'agit d'une histoire romancée de 350 pages environ ancrée dans les évènements récents dont nous avons été les témoins ces dernières années, à savoir le 11 septembre et ce qu'il nous a fait découvrir de l'Amérique. Lorsque je dis témoin, c'est une façon de parler, parce que nous ici en Algérie nous vivons ces évènements très souvent en direct, à titre d'exemple les derniers attentats.
     
    Nous avons eu des flots de mots sur la perspective occidentale et tout spécialement américaine  de ces évènements. J'ai pensé qu'il serait, peut être, interressant de connaître le point de vue de ceux qui sont de l'autre coté de la barrière,  par exemple des gens conne ceux d'Algérie, non que je  veuille défendre le point de vue islamiste, pour beaucoup d'entre nous, ce sont nos pires ennemis,   et c'est justement  là,  me semble t-il,  l'intéret de cette approche, si férocément opposés à l'islamisme, nous n'en trouvons pas moins l'attitude du gouvernement américain révoltante.  
     
    Vous imaginez bien qu'avec cette façon de voir, et d'exposer,  je ne suis pas prêt de trouver un éditeur français qui veuille bien  publier ce que j'écris.  J'ai essayé: quatre refus déjà. Mais je continue de proposer mon texte. Inutile de me demander pourquoi je n'édite pas en Algérie. il est des plus certain que par susceptibilité religieuse, citoyenne ou masculine aucun éditeur n'accepera de le faire. <script type="text/javascript"> </script>
     



    Elle peinait quelque peu sur les dernières moutures de son rapport lorsque sa secrétaire, Samira, arriva en trombe dans son bureau.
    -Venez, venez voir, cria-t-elle, on a attaqué L’Amérique.
    -Attaquée, L’Amérique? Par qui? Elle a reçu une déclaration de guerre de la Chine?
    Belinda parlait sans accorder de sens réel à ses paroles. C’était une situation tout à fait inimaginable. Elle pensa que Samira  était tombée  sur un  reportage explorant diverses situations futuristes  qu’elle avait confondues  avec de l’information.-Non, pas la Chine, les Arabes, dit Samira, respirant d’un souffle trahissant une grande excitation.

     

    Belinda éclata de rire.  L’auteur du reportage  faisait preuve d’un sens exploratoire des plus fantaisistes. Elle se  souvint  pourtant d’un séminaire de stratégie à Paris, il y avait quatre ans de cela, au cours duquel l’un des participants appartenant à une institution de veille stratégique avait déclaré qu’on les entraînait à simuler toutes sortes de périls, pour lesquels ils devaient imaginer des parades adéquates et le danger le plus simulé, celui considéré comme le plus vraisemblable était celui provenant d’une agression arabe massive. La France devait se préparer à une attaque musulmane susceptible de se déclarer durant la décennie à venir. Une réédition de leur avancée jusqu’à Poitiers, au moment de la conquête arabe dans la première moitié des années sept cent sans doute. Elle avait jugé la préoccupation parfaitement ridicule. Tout un chacun savait que les Ara      bes n’avaient pas les moyens, ni l’envie d’attaquer les Français ou les Américains, du moins en guerre officielle. Ils auraient eu des sentiments belliqueux à assouvir, ils s’en seraient pris depuis longtemps à Israël. Les Palestiniens leur reprochaient suffisamment leur pacifisme.

     

      Cette angoisse  relevait du fantasme, du même registre que celui que l’on peut déceler au fond de soi, en contre sens de toute raison,  d’une attaque en masse, un jour, par une armée d’abeilles, de serpents, de rats ou de cafards. Des peurs irrationnelles qui prennent naissance dans le dégoût que l’on peut avoir  de ces insectes ou de ces espèces dont on craint une démultiplication  envahissante, incontrôlée, à l’image de ce chef de parti français d’extrême droite, xénophobe, qui imaginait publiquement que le milliard actuel de petits chinois industrieux puisse, dans un avenir proche  se transformer en cinq milliard de chinois agressifs aux portes de Paris. 

     

     

      Belinda se leva et alla dans la pièce voisine, celle où se trouvait le poste de télévision. Les personnages sur l’écran  n’étaient pas des acteurs, c’étaient des citoyens anonymes, engagés dans une situation réelle, transmise en direct. Enveloppés d’une épaisse poussière grise ils avaient les yeux  hagards, certains titubaient. Les journalistes parlaient d’un ton incrédule, hébété, rien de comparable avec les voix parfaitement audibles,  froidement professionnelles, à l’articulation soignée et détachée, que l’on pouvait entendre lors de reportages en direct sur les massacres au Rwanda, en Tchécoslovaquie. 

     

    -Sait-on ce qui s’est réellement passé? 

    -Des avions kamikazes se sont abattus sur le World Trade Center et le Pentagone. 

    «Des avions kamikazes ! se dit Belinda, les Arabes faisaient quelques avancées           en la matière ! Jusque là, ils ne s’étaient battus qu’avec leurs corps, si l’on devait s’en tenir à ce qui se passait en Palestine. Pour L’Amérique, pays de la haute technologie, ils étaient passés à un stade supérieur.»

    Assise face à son poste de télévision, elle prenait connaissance des derniers évènements. Elle devait se rendre aux États-Unis sous huitaine. La destruction, quelques jours auparavant, des deux tours jumelles de New York par des forces, disait-on,  terroristes  islamistes faisait peser l'incertitude sur l'accueil que lui réserverait la police des frontières à l'aéroport de Washington. De nationalité algérienne, elle devenait forcément suspecte. Elle pensa annuler son voyage, le retarder tout au moins jusqu'à ce que les choses aillent mieux. Sur l'écran de télévision les discours belliqueux se succédaient. L'Amérique partait en guerre et le faisait savoir dans un discours populiste. Légèrement étonnée, elle écoutait sans comprendre.
    Elle avait toujours imaginé que le populisme était réservé aux discours des membres des gouvernements successifs que L'Algérie avait pu connaître depuis son indépendance, une culture propre, un pot pourri de religiosité primaire,  de  morale populacière, de vantardise nationale pathétique, une marque de fabrique en somme, qu'elle avait crue spécifique à son pays, mais là elle découvrait que les officiels américains étaient de parfaits disciples, utilisaient exactement les mêmes ingrédients,  Dieu, La Nation, Le Peuple en souffrance virile, les Ennemis Extérieurs. Ils  s'exprimaient avec grandiloquence et vivaient petitement le malheur qui leur était arrivé.
    Jusqu'à présent, on n'avait pas vraiment su qui était Georges Bush, le président actuel des États-Unis d’Amérique. Maintenant dans la soif de vengeance qui dévorait les Étasuniens, on découvrait un Gorges Bush à âme de cow boy  qui parlait le langage de son prédécesseur Reagan, acteur de films de séries B avant de devenir président: il voulait Ben Ladden, le terroriste saoudien, que l'on soupçonnait d'être l'auteur des attentats  qui avaient déstabilisé l'Amérique mort ou vif. 
    Belinda fixa soudain l'écran sans en croire ni ses yeux ni ses oreilles ! En réponse à la question du journaliste de la B.B.C. qui lui demandait de commenter les évènements, un ambassadeur des États-Unis éclatait en sanglots. Son Excellence ne pouvait articuler un mot, les sanglots étaient le commentaire. L'ambassadeur en larmes disparut de l'écran et le président Bush lui succéda. Dans un langage martial, il annonçait l'état de guerre, on ne savait pas encore exactement contre qui, et dans un style pindarique il échauffait le peuple en moulant de ses lèvres fines, presque inexistantes, les expressions pompeuses de "justice infinie" et  "liberté immuable" dont l’emphase la firent sourire.
    En Algérie on avait décapité des bébés de deux mois, on les avait accrochés par des piques aux portes de la maison de leurs parents, en ville ou au marché on partait en morceaux sous les bombes, on égorgeait à tour de bras à chaque tombée de crépuscule et cela depuis des années. Aucun ambassadeur n'avait jamais pleuré et aucun président n'avait jamais fait de discours enflammé sur le sujet. Elle jugeait la réaction des États-Unis inédite, pour tout dire de mauvais goût. On lui avait toujours appris qu'il fallait rester digne et mesuré dans le malheur et dans ces pleurs de diplomate, ces remous patriotiques, cette sensiblerie larmoyante, cette cacophonie médiatique, ces appels d'harangueurs de foire à la vengeance, ces mines de journalistes étrangers, profondément attristées, de circonstance,  comme si, coincés par les bonnes manières, ils se devaient d'assister à l'enterrement du voisin, elle n'entrevoyait pas beaucoup de dignité. Elle se rappela que l'élégance n'était pas toujours le fort des Américains, qui, pour beaucoup d'entre eux,  elle avait eu l’opportunité de le constater, ne détestaient rien plus que la finesse des propos, des attitudes et des idées. 
    Fatiguée, elle éteignit son poste de télévision. Elle en avait vu et entendu suffisamment pour se faire une juste opinion de l'atmosphère qui prévalait en ce moment aux États-Unis. Elle appela le cabinet de conseil en management Axe One chez lequel elle devait se rendre dés le surlendemain. Bientôt elle eut au bout du fil la voix de son directeur Patrick Blank Wright. La voix était bien timbrée, métallique, grave, froide. Elle exposa ses craintes, suggérant que peut être il était préférable de remettre sa venue de quelques jours. Un silence, puis:
    -Je ne vois pas pourquoi vous auriez des problèmes à votre arrivée
    - Mon passeport!
    - Il est faux?
    « En voilà un idiot! » pensa t-elle
    -Non, il est Algérien
    - Je ne crois pas que cela soulève des difficultés, mais si vous en aviez, téléphonez moi.
    Il raccrocha. « Cela doit être la fameuse efficience américaine se dit-elle. Droit au but, pas plus loin que le but et sans fioritures.»
    Les trois jours avant son départ furent stressants. Le monde des médias, affairé, énervé, chauffait l'opinion à blanc par une surexcitation verbale et émotionnelle encore jamais égalée. Un délire de chagrin, d'indignation, de révolte, d'incrédulité: comment avait-on pu s'en prendre à des Américains sur leur propre sol?  Les terroristes étaient bien plus que d'odieux criminels, c'étaient des apostats et des sacrilèges.  On se rappelait Pearl Harbor et en représailles, la bombe atomique. D’aucuns se demandaient s’il n’était pas temps d’en envoyer une autre sur un quelconque pays arabe pour l’exemple ou encore mieux, sur tous. Des esprits plus raisonnables appelaient à la prudence : il n’était pas du tout certain que cela résolve le problème et des biologistes rappelaient à tous que certaines espèces, les cafards entre autres, avaient la particularité de bien résister aux radiations.   L'hébétude chassait l'intelligence. Elle scruta sur l'écran le visage de Georges Bush, qui une fois encore s'invitait dans les foyers du monde. En fait y en avait-il encore de l'intelligence?  Il semblait que le temps d'un mandat présidentiel  américain ou deux, une pénurie s'annonçait.
    L'airbus s'élevait lentement, à grand peine, tel un oiseau volumineux, pesant, vacillant, ondulant péniblement à droite, puis à gauche, un à coup, puis un autre. L'ascension progressait toujours et l'équilibre tardait à venir. Belinda ferma les yeux. Elle détestait et aimait à la fois ces premiers instants de décollage. Pénibles par l'apesanteur dont l'aéronef ne pouvait encore s'affranchir, comme si la terre le retenait malgré lui, ils préludaient cependant à d'agréables moments, lorsque l'avion à huit mille mètres d'altitude, fendrait le ciel au dessus des nuages floconneux, immaculés, éparpillés dans les cieux comme autant de messages d'avenir à élucider. L'airbus atteignit enfin sa vitesse de croisière et le ronronnement des moteurs, ayant perdu de sa furie, devenu régulier, la berçait et l'invitait à la rêverie. À  travers le hublot, elle se mit à observer le tapis mouvant de nuages. Certains semblaient courir plus vite que d'autres, avec une légèreté mutine vers une quelconque destinée. Ils s'assemblaient et se séparaient selon la chorégraphie d'un ballet à la signification mystérieuse, orchestré  on ne savait où et on ne savait comment.
    Belinda avait vingt huit ans, et se rendait aux États-Unis. Elle devait se rendre  à un cabinet de conseil en management pour y présenter et approfondir le travail pour lequel elle avait été recrutée. L'étude qu'on lui avait demandé de mener n'était pas totalement terminée et elle disposait de peu de temps pour y remédier. Elle comptait mettre à profit les sept heures de vol qui la séparaient de Washington. Son ordinateur personnel branché, elle se mit au travail.  Au bout d'une heure elle se dit qu'un peu de musique lui ferait du bien et mit ses écouteurs. C'était effectivement bien plus agréable de travailler en musique. Sans s'en apercevoir vraiment, elle se mit à taper sur son clavier, se mouvant légèrement, très légèrement, sur son fauteuil, au rythme des mélodies. C'était une manière pour elle d'atteindre la concentration absolue. Elle sentit soudain qu'on lui prenait le bras. Elle tourna la tête et le vit qui la regardait avec  des yeux courroucés tout en articulant elle ne savait quoi, le casque sur sa tête ne lui permettant pas d'entendre. Elle le  retira
    -Mademoiselle, disait-il, pourriez-vous arrêter de bouger continuellement? Vous me donnez le tournis.
    Il parlait lentement, articulant soigneusement, comme s'il voulait bien lui faire comprendre le sens des mots, ou comme si l'irritation ralentissait son débit. Ce faisant, il la fixait de ses yeux bleus grands ouverts.
    -Excusez- moi, je n'ai pas pensé que je pourrais vous gêner.
    De son coté, elle étudia le visage, jeune, la trentaine passée de quelques années peut être, les cheveux qui, en contre jour, apparaissaient châtain foncé, le regard volontaire. Il lui avait parlé un peu comme on s'adresse à un enfant fautif, aussi ne dit-elle rien de plus, remit son casque et se replongea dans ses calculs.
    Elle ne travailla pas longtemps. Une hôtesse avenante, souriante présenta un plateau repas. Elle le tendit par delà son compagnon de rangée, celui là même qui un peu plus tôt s'était impatienté de son agitation. Il s'enfonça légèrement dans son fauteuil pour laisser passer le plateau et dans le même temps tourna la tête un court instant pour l'observer. L'hôtesse proposa des boissons, et le choix une fois exprimé, tendit la bouteille à Belinda qui la posa sur son plateau, mais qui,  gênée par l'étroitesse de l'espace, faillit la laisser échapper. Une main adroite saisit  la bouteille de justesse, la reposa doucement et la cala. Elle lui sourit, gênée par  sa maladresse. Il vint à son secours:
    -Vous savez, même en classe affaires, les fauteuils sont trop rapprochés. J'ai toujours du mal à y installer mes jambes.
    Elle l'observa plus attentivement que la première fois. Elle balaya les jambes des yeux, longues effectivement, remonta vers le buste habillé à la mode du moment, pull fin à col en V très fermé, brun foncé sous une veste de même ton, de coupe classique,  avec cependant, une pointe de modernité. Elle remonta encore plus haut vers une bouche immobile, pleine mais sans surplus, bien dessinée, tout en ne distillant rien de féminin. « Quoique, se dit elle, dans ce monde à la modernité galopante, dans lequel l'homosexualité a droit de cité et se revendique comme un nouvel art de vivre, sait-t-on jamais? » Son regard poursuivit ses investigations et elle nota que le nez était droit, avec des narines raisonnablement écartées. Un bon point pour lui. Elle détestait vraiment les narines trop écartées. Elle rencontra enfin le même regard bleu que précédemment, celui qui quelques instants auparavant la sommait de se tenir tranquille. L'expression d'autorité y avait disparue maintenant pour laisser place à une lueur amusée. Les yeux bleus observaient l'observatrice et semblaient dire:
    -Suis-je à ton goût? T'es-tu fait une opinion déjà ou désires tu en savoir plus?
    Elle se sentit irritée et se mit à regarder à travers le hublot, rompant ainsi le contact qui s'établissait.

    Partager via Gmail Yahoo!

    2 commentaires
  • - Demain c'est la rentrée des classes, je compte sur vous pour bien démarrer cette nouvelle année ! annonça Michel Leroy, notre nouveau principal fraîchement débarqué.

    Je détaillais ce nouveau venu, c'est vrai qu'il se démarquait des autres... Ah oui, les autres, parlons -en , tous des frustrés de la pire espèce ! La plupart d'entre eux sont en fin de course et le collège Jean Philippe Rameau n'est plus qu'une passerelle à leur future retraite. Qu'on se le dise, il faut du sang nouveau.

    Ah j'oubliais de me présenter, je m'appelle Clara Arthus et je suis professeur de français, cela fait bientôt 3 ans que j'enseigne dans ce collège et croyez moi j'ai déjà tout vu et tout entendu ! Blasée oui ! Pas par les élèves heureusement, non c'est plutôt la cohabitation forcée avec l' équipe pédagogique.

    Tâchons de positiver, une année nouvelle se profile ... C'est à l'aube de cette pré-rentrée que tout a commencé, enfin je devrais plutôt dire que tout a basculé !

    Virginie, ma copine, vint s'asseoir à côté de moi :

    - " Il est comment ton emploi du temps, cette année ? Le mien c'est une horreur, à croire qu'on veut me démotiver définitivement ! Au fait tu as vu Franck ? Je ne crois pas qu'il était là...Le pauvre, avec ce qui lui est arrivé aussi ... 

    - C'est à dire ?

    - Ne me dis pas que tu n'es pas au courant ? Tout le monde en parle !

    - C'est exactement le cas , alors maintenant tu me racontes oui ou non ?

    - Voilà , 2 jours avant la réunion de pré-rentrée la femme de Franck a reçu une lettre anonyme . Il y avait d'écrit " tu seras la prochaine " et les lettres étaient rouges. Evidemment ils ont paniqué et ont été voir la police. Les lettres en fait étaient du sang, et la police essaye de déterminer le groupe sanguin mais sans succès. Depuis je n'ai plus de nouvelles ...

    - Tu parles d'une histoire ! Pauvre Franck, dans quel état il doit être ! On file chez lui dès la fin de la réunion, OK ?

    - Finie la prof, voici la détective ! Je te suis !

    - Mle Arthus, vous auriez un moment ? me demanda Mr Leroy, mon vénéré employeur.

    J'ai longuement hésité avant de lui répondre par l'affirmative, en même temps je n' avais pas vraiment le choix ! Sa réputation de don juan notoire l'ayant précédé, je restais néanmoins sur mes gardes, fais gaffe ma petite, vraisemblablement elles tombent toutes, sois forte, ne cède pas à la tentation.

    - Beau gosse quand même le chef, me dis je .

    - A votre disposition, sussurai je béatement .

    - Voilà, je voulais m'entretenir avec vous assez rapidement. Il se trouve que j'aimerais former une troupe de théâtre amateur et j'ai pensé à vous pour l'organiser, qu'est ce que vous en pensez ? Vous seriez disponible ?

    J'ai d'abord cru à une plaisanterie, travailler ! travailler ! comme si j'avais le temps, hélas il n'en était rien !

    Pourquoi moi ? Toujours moi , encore moi ...

    Sur ces mots d'une réelle intensité dramatique je me préparais à lui répondre quand il rajouta

    - Je ne vous cacherai pas que j'avais tout d'abord pensé à Franck pour le " rôle " mais je le sens quelque peu distant ces derniers jours, de plus je n'arrive pas à le joindre, vous avez des nouvelles ?

    - Non justement et je comptais lui rendre visite , écoutez pour le théâtre on en reparle plus tard, d'accord ? La rentrée est là et je dois y réfléchir, je reviens vers vous très vite.

    Virginie, ma soi-disant copine gloussait à côté, elle avait tout suivi de notre conversation, et elle ne perdait rien pour attendre

    - Alors ce rendez vous c'est pour quand ? minauda t'elle

    - Je n'ai ni le ton, ni l'envie de plaisanter, on file chez Franck , je commence à m'inquiéter !

    Un frisson me parcourut alors, c'était indéfinissable.

    Frivole je suis, frivole je resterai.

    Je suis folle d'inquiétude pour Franck mais en même temps je pense à un certain directeur d'établissement ...Il est loin de me laisser de marbre ce Michel Leroy. Et sincèrement la réciproque est là, j'en suis sûre.

    La sonnerie de mon portable me sortit de ma douce rêverie.

    - Clara, Mr Leroy, je vous dérange ?

    - Je suis en voiture et j'approche de chez Franck, c'est important ?

    - Oui et non, on se verra plus tard, à très bientôt j'espère !

    Est ce que j'avais raison ou est ce que je n'avais pas tort ?

    En attendant de le revoir incessamment sous peu, ma voiture s'engageait dans l'allée de Franck. Il vint nous ouvrir, la mine défaite avec une barbe déjà bien engagée.

    - Bonjour les filles, je vous préviens, ce n'est pas la grande forme !

    - Tu l'as dit Francky, tu nous laisses entrer et on va te préparer un café, après ça tu nous racontes tout.

    - Je n'ai pas le choix, on dirait, ok, de toute façon il faut que je parle sinon je vais craquer

    - On est là, essaye de te détendre, qu'est ce qui t'arrive ?

    - C'est ma femme Elisabeth, elle a disparu ! Hier soir elle est partie à son club de hand ball et elle n'est pas revenue, son portable ne répond pas, je suis fou d'inquiétude !

    - Tu es en train de nous dire qu'elle a tout simplement découché sans te prévenir. Ca ne lui ressemble pas, c'est vrai mais elle doit être chez une copine de sport. Elles ont fait la fête après l'entraînement , elles étaient un peu pompettes et ta femme a préféré rester dormir là -bas, c'est une éventualité envisageable, non ?

    - Tu crois quoi ? que je t'ai attendu pour appeler toutes ses copines, son entraîneur, le gardien du gymnase ? J'hésite encore à appeler les hôpitaux mais je vais devoir le faire. J'aimerais que vous restiez avec moi si c'est possible, je suis épuisé physiquement et moralement et j'ai vraiment besoin de votre soutien

    - Tu peux bien entendu compter sur nous, on va même t'aider, as tu pensé à contacter les flics ? tu as reçu d'autres lettres anonymes depuis au fait ?

    - Non, j'attends d'avoir contacté les hôpitaux et après je téléphone à l'inspecteur Denis Garcedont. Il s'est occupé de nous après la lettre et il a pris à coeur notre affaire. Je l'ai même senti anormalement préoccupé, je ne sais pas pourquoi d'ailleurs . Sur le moment je n'ai pas fait vraiment attention mais maintenant que je passe en revue notre entretien, il m'a paru plus qu'inquiet, presque fébrile

    - A quoi penses tu exactement ? Tu  me sembles bien trop bouleversé pour analyser clairement ce qui s'est passé !

    - Je ne sais pas vraiment mais je le soupçonne de ne pas être tout à fait clair sur notre affaire, comme s'il me cachait quelque chose. Je le sens tortueux, c'est tout, ça ne s'explique pas, c'est comme ça !

    - On veut bien te croire même si sincèrement tu n'es pas en état de juger vraiment quoi que ce soit ni surtout qui que ce soit.

    Partager via Gmail Yahoo!

    10 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique