• En guise d’introduction, je voudrais m’insurger immédiatement contre cette légende stupide qui voudrait que les poissons rouges n’aient pas de mémoire. Bien sûr les capacités de mémorisation sont très variables d’un individu à un autre, et je ne pourrais m’avancer sur l’ensemble de mes congénères. Au sein de mon aquarium, je cohabite avec une vingtaine de mes congénères, et si l’honnêteté  m'enjoint de reconnaître que certains ne brillent pas par leur intelligence, tous possèdent des souvenirs qui remontent bien au-delà de trois secondes, n’en déplaise à certains médisants.

    Cette précision étant apportée, je vais à présent aborder le vif du sujet, à savoir le récit de ma vie.

    Fonds de tiroir -Les mémoires d’un poisson rouge
    Henri, quelques jours avant sa tragique disparition 

     

    Je n’ai connu ni mon père, ni ma mère, ce qui fait de moi, du point de vue de l’état civil, un orphelin. Tout petit, j’en ai ressenti une certaine tristesse, jusqu’à ce que je me rende compte que les autres étaient dans la même situation. Nos débuts dans la vie étaient en tous points identiques : à un moment donné, on avait ouvert les yeux, et on s’était retrouvé à évoluer dans cet espace relativement spacieux bien qu’indubitablement confiné qu’on appelle, je crois, un aquarium.

    Dans les premiers temps, j’ai cherché à appréhender de la façon la plus juste le monde qui m’entourait, afin d’en tirer des certitudes, toujours utiles pour avancer dans la vie. Très vite, j’ai pu constater que l’univers se divisait en deux parties distinctes. Tout d’abord, au centre de tout, il y avait les poissons rouges, ce petit groupe d’une vingtaine d’individus auquel j’appartenais, et qui semblait jouir d’une liberté absolue. Ainsi, nous avions tous la possibilité de monter, descendre, aller à droite ou à gauche dans notre aquarium sans que quiconque n’y trouve à redire. Nous ne nous en privions pas du reste. Pour ma part, j’affectionnais tout particulièrement les trajets en ligne droite, qui me menait d’une extrémité du bassin à l’autre. À la suite de quoi j’opérais un vif demi-tour, et recommençais dans l’autre sens. C’était assez jouissif, je dois en convenir. J’ai pratiqué cette activité de façon intensive tout au long de mon adolescence. Par la suite, je lui ai préféré des occupations moins intenses, comme les bains de bulles ou les siestes le long du rocher.

    Je savais par ailleurs qu’il existait un autre monde, parallèle au nôtre, peuplé d’êtres gigantesques et d’une absolue laideur, dont la seule fonction apparente était de nous rendre la vie le plus agréable possible. Ainsi, à heure fixe, l’une de ses créatures venait déposer à la surface de l’eau une quantité prodigieuse d’excellente nourriture que nous nous empressions d’avaler. Mes compagnons, insouciants, avaient pour habitude de prendre les choses comme elles venaient, sans vraiment se poser de questions ; c’était là le secret de leur bonheur.

    Pour ma part, je ne pouvais m’empêcher de me questionner sur les intentions profondes de ces créatures si vilaines et pourtant si bienveillantes à notre endroit. Pour tout dire, cela me semblait un peu trop facile pour être honnête.

    Je crois que le moment est venu de vous parler d’Henri. Henri était mon ami, le meilleur d’entre nous, un beau poisson au corps robuste et élancé, à l’œil vif et curieux. J’avais fait sa connaissance, il y a longtemps, lors de mes déplacements répétés entre la paroi de gauche et celle de droite. Lui aspirait à la même chose, mais dans l’autre sens, ce qui a provoqué une collision, heureusement sans gravité. À partir de là, nous avons très vite sympathisé. Nous partagions la même curiosité pour le monde qui nous entoure, le même désir d’en découvrir et comprendre les mécanismes. Ainsi, c’est lui qui, le premier, avait remarqué que l’ignoble excroissance chargée de nous distribuer la nourriture n’appartenait pas toujours à la même créature. C’était une découverte fondamentale : il existait au moins deux de ces entités mystérieuses. Dès lors, il était aisé d’en imaginer une troisième, une quatrième, bref, une infinité. Cela donnait le vertige.

    Naïvement, nous avions transmis cette information de première importance à nos collègues, espérant leur faire prendre conscience qu’il existait un autre monde plus riche que l’on n'avait soupçonné jusqu’à présent. Ils nous avaient simplement ri au nez : en quoi tout cela les concernait-il ? Tant que les repas étaient copieux et distribués à heures fixes ! Ce rejet moqueur de notre communauté n’avait que renforcé les liens qui existaient entre Henri et moi : désormais, nous avancerions seuls, envers et contre tout, insensibles aux lazzis, sourds aux quolibets. Que tous ces imbéciles restent à se vautrer dans leur béatitude satisfaite et aveugle.

    L’esprit de conquête de mon ami ne connaissait pas de limite. C’est ce qui le rendait si remarquable à mes yeux. C’est aussi, hélas, ce qui l’a perdu.

    Les événements ont commencé à s’accélérer le jour où l’excroissance informe d’une créature a déposé, au beau milieu de notre territoire, un imposant totem, d’une hauteur d’au moins trois poissons. Seuls Henri et moi avons eu le courage de nous approcher de l’édifice afin de mieux en étudier les contours, les autres se réfugiant derrière le rocher ou autour de la machine à bulles, tremblant de frayeur.

    Après une observation minutieuse de haut en bas, mon ami se prononça, catégorique : il s’agissait bien d’une créature, avec toutefois quelques différences notables : la taille, bien sûr, mais aussi l’accoutrement, sans parler de cette immobilité imperturbable qui donnait froid dans le dos.

    Pourquoi l’avait-on déposée ici ? Quel était son but, sa motivation ? Avait-elle au moins choisi d’être là, ou était-ce contre sa volonté ? Henri se tenait devant elle, guettant un signe qui ne venait pas.

    Plusieurs jours ont passé, et Henri n’avait toujours pas bougé d’un centimètre, attendant toujours désespérément la moindre réaction. Sa concentration était telle qu’il avait dédaigné tous les repas, préférant jeûner plutôt que de courir le risque de rater le moment où l’incroyable se produirait.

    La nuit suivante, alors que le néon était couché depuis longtemps, il vint jusqu’à moi, les traits tirés par la fatigue et la diète.

    – Je crois que j’ai enfin compris, Michel.

    Henri me parla alors d’une voix fébrile que je ne le lui connaissais pas.

    – La vérité est lumineuse, Michel, tout prend enfin un sens, c’est merveilleux !

    Quand je lui demandais si la statue avait enfin parlé, il me répondit, presque fâché :

    – Pas du tout ! C’est beaucoup mieux que cela : j’ai reçu son message dans ma tête, en direct. C’est une invitation, mon cher Michel ! Ne vois-tu pas ses excroissances qui nous indiquent clairement la direction à prendre ? Comme lui est venu dans notre monde, nous devons, à présent aller dans le sien ! Voilà le message !

    – Mais enfin, Henri, c’est de la folie ! Dehors, c’est l’inconnu ! Comment savoir comment nous serons accueillis ? Ça reste une aventure à l’issue bien aléatoire, si tu veux mon avis. De toute façon, quand bien même nous le voudrions, il n’y a à ma connaissance aucun moyen de sortir d’ici.

    – C’est ce que tu crois, Michel, me répondit-il avec une drôle de lueur dans les yeux, c’est ce que tu crois.

    Sans que je n’aie le temps de réagir, il fila au fond de l’aquarium et prit la direction de la surface à pleine vitesse. Sa première tentative échoua contre la vitre. Insensible à la douleur, il recommença aussitôt, une deuxième, puis une troisième fois. La quatrième fut la bonne, et c’est muet d’horreur que je le vis basculer par-dessus la paroi, s’évanouissant définitivement dans les ténèbres. Avant qu’il ne disparaisse à jamais, j’eus le temps de croiser son regard. Il avait l’air confiant de celui qui sait où il va.

    On ne l’a plus jamais revu.

     

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  • Je veux bien croire au paradis, c’est bien rassurant comme idée, finalement. Mais dans quel état arrive-t-on là-haut ? Si on perd une jambe sur terre, la retrouve-t-on une fois monté aux cieux ? Où si on a un cancer, il s’arrête net ou il continue de proliférer ? Aucune garantie là-dessus. En conséquence, mieux vaut partir en bonne santé, c’est plus prudent.

    On a l’habitude de dire “Il est là-haut à présent, il discute avec... et là on met le nom d’un type mort qu’il aimait bien. Mais franchement, est-ce que cette proposition est tenable, si on considère la foule qu’il y a là-haut ? Comment retrouver facilement quelqu’un pour discuter avec lui ? À moins qu’il n’y ait un système de recherche sophistiqué. Et comment trouver un coin tranquille pour bavarder ? Et si l’on veut rencontrer une vedette morte, par exemple Marilyn Monroe, il doit y avoir une queue pas possible. Sans compter qu’il doit régner un boucan d‘enfer, là-haut, l’équivalent de la gare de Lyon un jour de départ en vacances, multiplié par un milliard.

    Tout ça me tracasse, j’en ai donc touché deux mots à Christine, ma collègue, qui n’a pas d’aptitude particulière pour parler de ce genre de chose, mais qui se trouvait là tout simplement. En préambule, je pose quelques principes de base, histoire de voir si on est sur la même longueur d’onde. Je lui dis “Les hommes sont les seuls mammifères à avoir conscience de leur mort car nous sommes les seuls à penser”. Elle me répond “Il y a les chats aussi”.

    Ça va être compliqué.

    Fonds de tiroir - Notes sur le paradisphoto non contractuelle

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  • Voici un passage extrait de mon prochain roman, intitulé jusqu'à présent " Tentative de rebond en terrain miné", mais qui devrait prochainement changer. Je précise à toutes fins utiles que l'histoire dans son ensemble ne tourne pas autour de Christina Cordulla et de sa sympathique émission.

    Les reines du shopping - extrait de roman
    Christina "Ma chérie" Cordulla

     

    En fin d’après-midi, il avait pris l’habitude de s’asseoir devant « Les reines du shopping » programme animé par Christina Cordulla, mannequin à la retraite de son état. Le principe était simple : la production confiait quelques centaines d’euros à cinq candidates qui disposaient dès lors de quatre heures pour dénicher des vêtements en lien avec le thème de la semaine (« Féminine en velours », « Branchée avec une doudoune », « Irrésistible au bal des pompiers » …), se faire coiffer et maquiller.

    La composition du casting répondait à un schéma bien établi qui visait à la représentativité la plus large possible de la population féminine française, du moins celle qui regardait TF1. Ainsi parmi les concurrentes, on trouvait logiquement une ou deux jeunes femmes issues de la diversité, une ou deux jeunes femmes de type caucasien, et une vieille. En revanche, on ne voyait jamais de personne en surpoids, même vieille, alors qu’il n’était pas rare d’y retrouver quelque anorexique ou apparenté. Concernant les catégories socio professionnelles, une certaine harmonie était également respectée, sans jamais s’aventurer au-delà des classes moyennes ou populaires : femme au foyer, agent de mairie, coach de remise en forme, voire influenceuse sur Instagram, appellation commode pour celles qui n’exerçaient pas d’activité salariée régulière.

    Le vendredi était consacré au récapitulatif des tenues choisies, et c’était l’occasion de revoir chaque candidate se dandiner grossièrement sur une sorte d’estrade de trois mètres de long qui se voulait probablement un subtil clin d’œil aux podiums de la fashion week. On découvrait ensuite les notes que les compétitrices s’étaient attribuées entre elles, et Christina Cordulla apparaissait enfin en majesté pour mettre tout le monde d’accord, ce qui donnait parfois lieu à quelques crises de larmes impromptues, conséquence de l’intense émotion ressentie face à cette femme souriante et longiligne, mentor fantasmé et modèle à suivre. En tout état de cause, la vieille ne gagnait jamais. C’était un peu cruel, mais il fallait reconnaître que, malgré tous ses efforts, elle ne faisait jamais le poids, comparée aux jeunes trentenaires fraîches et délurées avec lesquelles elle était mise en concurrence. L’important était de participer. C’est ce que devait leur rabâcher la production.

    À vrai dire, la problématique de l’habillement sous contrainte n’intéressait pas particulièrement Marc, pas plus que les sempiternelles discussions autour du supposé manque de goût de l’une ou l’autre. Ce qui était fascinant, en revanche, c’était d’observer cette inextinguible soif de « gagne » qui habitait chaque candidate, prête pour arriver à ses fins à toutes les perfidies, habilement dissimulées sous le masque emphatique de la « fashion victime » pleine de tempérament et d’esprit. Cette extraordinaire capacité à écraser leurs adversaires sans le moindre état d’âme faisait d’elles de redoutables combattantes, parfaitement adaptées aux vicissitudes et aux contraintes de la vie moderne. Car il n’y avait pas de raisons pour qu’elles se comportent différemment dans les différents compartiments de leur existence : travail, relations sentimentales, familiales, etc. Assurément des exemples à suivre, se disait Marc, avant d’aussitôt capituler face à l’ampleur de la tâche. En vérité, il lui semblait plus naturel de s’identifier à la vieille du casting, systématique victime de ses impitoyables rivales. Le spécimen qui participait à « Branchée avec une doudoune » s’appelait Geneviève, 53 ans, directrice de maternelle. Consciente de ses handicaps, Geneviève avait opté pour une tactique probablement mûrie en amont, qui consistait à susciter la pitié chez ses coreligionnaires. Grave erreur. Le procédé s’était rapidement retourné contre elle : en lieu et place de l’indulgence attendue, chacune de ses interventions fut accompagnée d’un festival de grimaces circonspectes, agrémenté parfois de quelques piques ironiques portant essentiellement sur le côté gentiment obsolète de sa candidature. En gros, il ressortait de toutes ces simagrées que la présence de Geneviève constituait, en soi, un fashion faux pas impardonnable, et malgré ses regards de chien battus et le soutien actif de Christina qui avait trouvé sa tenue « magnifaïque », sa moyenne générale se limita à un « 3 » infamant.

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  • Une folle aventure du super héros Amazing-Man qui a décidément bien mérité son nom.

     

     

    Amazing-Man passe des tests à l'embauche
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